Les Contes de Djourah
Chapitre 3
Làidir s'éveilla dans une clairière. Ses poumons étaient en feu. Chaque inspiration lui était pénible. Il se redressa tant bien que mal sur un coude. Tout autour de lui, il n'y avait que de l'herbe, à perte de vue. Aucun arbre, aucun animal, rien d'autre que de l'herbe d'un vert tendre sans aucune nuance. Zébré de jaune et de bleu, le ciel était étrange et tournoyait au-dessus de sa tête comme un aigle prêt à fondre sur sa proie.
- Où suis-je ?
Làidir se releva péniblement. Sa grande taille et sa vue perçante lui permettaient de voir loin vers l'horizon, mais elles ne lui étaient ici d'aucune utilité. Il n'y avait rien à voir. La plaine herbeuse s'étendait à l'infini de tous côtés. Làidir serra les poings et cria à qui voulait l'entendre :
- Vous vous jouez de moi ? N'avez-vous donc aucune pitié pour les miens qui vont mourir ? Laissez-moi au moins rentrer pour périr à leurs côtés !
Làidir ne reçut aucune réponse. Seul le vent était présent et commençait à se renforcer, faisant danser la plaine herbeuse. Làidir commença à marcher droit devant lui, marquant de ses pas l'herbe tendre dans laquelle ses pieds s'enfonçaient mollement. Le vent soufflait de plus en plus fort. Plus Làidir avançait, plus il se rendait compte qu'il n'avait nulle part où aller. Pire encore, au bout d'un long moment, découvrant des empreintes laissées par ses propres pas, il se rendit compte qu'il tournait en rond. N'en pouvant plus, Làidir tomba à genoux et prit son visage entre ses mains. Le vent était devenu si puissant qu'il arracha la liane qui retenait ses cheveux. Ceux-ci se mirent à fouetter l'air, prêts à affronter fièrement une dernière fois les éléments avant de périr.
Soudain, la tempête s'arrêta, aussi brusquement qu'elle avait commencé. Làidir se remit debout. Il était à nouveau totalement nu, le vent ayant arraché la fine tunique qu'il avait confectionnée à son arrivée. Le soleil brillait à présent dans un ciel d'un bleu profond et monochrome.
« Làidir, fils d'Azmera, enfant de Nanouvôth, nous avons quelques questions à te poser. »
C'était la même voix que celle entendue dans la grotte.
- Des questions, toujours des questions... Vous n'avez qu'une seule chose à savoir : je suis prêt à tout pour protéger Djourah.
« Qu'entends-tu par 'prêt à tout' ? »
- Je suis prêt à tous les sacrifices pour vaincre les ennemis de Nanouvôth, y compris à faire don de ma vie s'il le faut pour les réduire à néant et ne plus jamais entendre parler d'eux !
« Penses-tu vraiment que ta vie pourrait peser dans la balance ? »
- Eh bien, je ne sais pas... c'est à vous de me dire ce que je dois faire pour les vaincre, grâce à votre aide bien entendu. Tout le monde sait que vous êtes en capacité de nous apporter la victoire. Vous l'avez déjà fait par le passé.
« En effet. Mais toute victoire a un prix. En es-tu conscient ? »
- Oui, j'en suis conscient.
« Très bien. Voici donc le choix que nous t'offrons... »
Trois silhouettes se précisèrent devant les yeux de Làidir.
La première était celle d'Azmera, vêtue de son costume d'apparat en tant que Protectrice de Djourah et Commandante de Bhaile. Làidir eut un pincement au cœur en voyant sa mère si souriante. Ses yeux étaient remplis de bienveillance et d'amour, ce qui l'apaisait toujours, quelle que soit la situation. La vision semblait si réelle qu'il avait envie de la prendre dans ses bras. Làidir était fier de sa mère et de tout ce qu'elle mettait en œuvre pour préserver Djourah.
Une deuxième silhouette apparut à ses côtés. C'était celle d'Ozmalött, le magicien. Sa longue barbe blanche, savamment tressée, lui arrivait en dessous des genoux. Elle accueillait tous les dix centimètres des éclats d'ambre, en commençant par le blanc, à hauteur de sa poitrine, inséré dans une baderne triangulaire. Puis venaient les quatre autres, chacun appairé à un cristal d'esprit. Les cristaux étaient retenus dans un nouage plat représentant le symbole de force et de courage qui séparait les deux écus du blason de Djourah.
La troisième apparition fit instantanément monter la haine et la colère de Làidir, qui serra les poings pour se contenir. Il avait à présent sous les yeux la silhouette d'un Prédateur. Son armure noire semblait absorber les rayons du soleil. Il s'en dégageait une sombre aura que fuyait sans attendre tout être sensé. Des armes puissantes constellaient l'armure, tels d'obscurs éclats de mort.
« Tu ne peux choisir qu'une seule proposition. En intégrant l'un de ces corps-esprit, tu connaîtras les tréfonds de son âme, ses secrets les plus profonds, ce qui a construit sa vie, et surtout, tu prendras conscience de qui est cet esprit, de sa façon d'agir et de penser, et du rôle qu'il joue dans cette guerre. Ceci pourra te permettre d'envisager une issue qui saurait convenir à Nanouvôth. En fonction de ce que tu nous présenteras à l'issue de ton expérience, nous prendrons la décision de prendre part ou non à ce conflit. »
- Je vois que vous doutez encore du bienfondé de votre intervention pour nous sauver. Mais je vais me plier à votre demande, car je crois en un avenir libre et radieux pour Nanouvôth et dans notre réussite à repousser ensemble l'ennemi qui nous oppresse, ces Prédateurs qui détruisent tout sur leur passage.
« Làidir, chaque jour est une leçon qui fait grandir le sage et renforce son altruisme. Qu'elle t'apparaisse comme étant bonne ou mauvaise, une action reste une possibilité de faire naître de nouvelles potentialités, de laisser jaillir un nouveau jour semblable ou différent du précédent. Ce qui te paraît hostile n'est pas forcément damnable pour autant. Il n'est pas toujours nécessaire de vaincre, vois-tu. Réfléchis bien. Le choix t'appartient... »
Làidir observait les trois silhouettes. Il ne lui semblait pas utile d'en savoir plus sur sa mère. Elle l'avait non seulement élevé mais aussi formé, et il la connaissait quasiment par cœur. La choisir ne ferait que lui faire voir des décisions qu'il l'imaginait déjà prendre, en son âme et conscience, pour le bien de tous.
En savoir plus sur Ozmalött l'intéressait beaucoup. Avoir la vision d'un magicien de son rang, doté d'une expérience de plus de trois siècles qui plus est, était très tentant. Surtout si cela lui permettait de découvrir les secrets de l'utilisation du cristal d'esprit. Cela pourrait faire de lui le prochain Magicien de Premier Niveau ! Une opportunité incroyable. Trop belle pour être réellement appelée de ses vœux sans doute, car il lui fallait penser avant tout à Nanouvôth.
Làidir se força à regarder la dernière silhouette. Le Prédateur. Pourquoi les patriarches de l'ancien monde lui proposait-il ce choix immonde ? Làidir n'avait pas une peur irraisonnée de ce sombre ennemi, mais il s'inquiétait que sa noirceur envahisse son cœur et ne souille son âme à tout jamais. Cependant, à bien y réfléchir, tout savoir de cet ennemi pourrait avoir de nombreux avantages tactiques. Il pourrait peut-être même tout connaître de ces armes redoutables qui recouvraient sa morbide armure. Làidir s'approcha du lugubre Prédateur.
« Est-ce là ton choix, Làidir ? »
- Oui, je choisis le Prédateur. Ainsi, j'en apprendrai plus sur nos ennemis et j'aiderai Nanouvôth à s'en débarrasser à tout jamais.
« Très bien. Alors, approche encore et accueille ton destin. »
Làidir s'exécuta et laissa entrer en lui la bête immonde. Il suffoqua et tomba à genoux, une main sur sa gorge, l'autre sur sa poitrine. Les yeux révulsés, il tomba sur le côté, le corps submergé de convulsions. La douleur était atroce. Làidir s'enfonça dans la nuit. Son cœur pulsait désormais un sang d'un bleu aussi sombre que ses pensées. Il était désormais le Prédateur.
Ses pieds foulaient une terre sombre et poussiéreuse qu'il ne connaissait pas. L'esprit du Prédateur lui indiqua qu'il se trouvait sur Anghônara, la planète jumelle de Nanouvôth. Devant lui flottait le blason de Djourah, mais il était inversé. Lorsqu'il était beaucoup plus jeune, Làidir avait appris l'histoire du blason de Djourah, qui représente deux écus séparés par le symbole de force et de courage.
L'écu doré représente Nanouvôth tandis que l'écu bleu nuit est l'emblème d'Anghônara, sa planète jumelle. Chaque écu contient les mêmes symboles, qui se font face comme dans un miroir :
- La hache à deux têtes symbolise la force du pouvoir et la capacité de trancher de tous côtés les décisions comme les ennemis ; elle est l'emblème que portent notamment les Protecteurs des provinces et les Commandants en chef des cités sur Nanouvôth.
- La masse à deux lunes symbolise la puissance de la magie ; elle est l'emblème que tous les magiciens, les enchanteurs et les envoûteuses affectionnent de porter fièrement dans tout le pays des Monts Verdoyants.
- La triquetra symbolise les patriarches de l'ancien monde et représente l'union par l'esprit de l'ambre, le corps (animé comme inanimé) et l'âme (qui guide l'esprit) dans le tourbillon du temps. Sur Anghônara, ce symbole avait pris un autre sens au fil des siècles, du fait de la disparition de la magie, ce que Làidir ignorait encore.
Le Prédateur parcourait les ruelles sombres d'une ville aux murs ternes, à peine éclairée par quelques flambeaux rougeoyants. Il entra dans une bâtisse où l'attendait toute une famille d'anghônariens. Le plus petit sauta dans les bras du Prédateur. Làidir comprit qu'il allait en apprendre beaucoup plus qu'il ne le pensait sur son ennemi.
Sylveen S. Simon