Textes poétiques

El Condor Pasa

Un texte poétique écrit à partir d'une image
partagée par Pixabay.com - Auteur JMARTI20


(705 mots)


Je me laisse porter par les courants ascendants d'air chaud. Je vois le vent caresser les touffes d'ichu, tandis que l'ombre de mes ailes s'étend sur cette terre que le dieu soleil semble avoir abandonnée.

Le salar d'Uyuni s'est transformé en miroir depuis les dernières précipitations. Je ne me lasse pas d'admirer ce paysage changeant.

Les humains, toujours plus avides, ont décidé d'exploiter les sols qui regorgent de lithium. Leurs batteries électriques le dévoreront sans modération, transformant encore ce paysage incroyable que les miens survolent depuis la nuit des temps.

Je prends de l'altitude, me laissant glisser au gré du souffle de ma terre mère à plus de cinq mille mètres d'altitude. Dans la complexité des tourbillons, je frôle les parois vertigineuses des reliefs qui m'entourent.

Le réchauffement climatique a fait fondre la neige et dévoilé aux hommes le Vinicunca. Eblouis par la beauté de ses couleurs, ils l'ont nommée la montagne arc-en-ciel et ne cessent depuis quelques années de fouler ses flancs.

Je redescends, repérant au passage un culpéo parti en chasse. Non loin, attentifs au danger, des viscaches se confondent dans le décor.

Je descends encore, survolant lacs et marais. J'écoute les piuquéns qui bavardent et s'agitent. Un mâle, très agressif, défend son territoire.

Je me pose enfin près d'une carcasse de vigogne, devenue rare. Tout comme le guanaco, les hommes les ont quasiment exterminées. J'approche ma tête déplumée, ainsi prête à se salir du sang de mes proies. Mes pattes puissantes, habituées à marcher sur les rochers, s'approchent lentement. Mes yeux bruns-dorés se régalent en silence du festin qui m'attend.

Certains humains à l'âme sombre empoisonnent encore les carcasses. Mes congénères et moi sommes les survivants d'un monde sauvage que la civilisation des hommes a repoussé inexorablement au fil des années dans ses derniers retranchements. Je me souviens, lorsque les Incas venaient déposer dans nos niches abandonnées les momies de leurs semblables. Nous étions alors à leurs yeux les messagers qui emportaient vers l'au-delà l'âme des défunts.

Je suis l'apu et, en tant que tel, je me dois de goûter le premier cette proie pour l'évaluer. J'approche mon bec large et crochu et tranche un morceau de chair. Une femelle s'impatiente derrière moi. La peau nue de son cou a insensiblement changé de couleur, trahissant son émotion. Légèrement plus petite que moi, ses yeux rouge-sombre me fixent intensément. Son plumage noir rend la collerette duveteuse située à la base de son cou encore plus immaculée. Je donne le signal de la curée à mon groupe. Je les regarde se repaître et reprendre des forces.

J'observe le ciel et je me souviens des survols des lagunas, chacune plus surprenante que l'autre : la laguna Honda et ses troupeaux ; la laguna Colorada aux incroyables couleurs de feu ; la laguna Verde et ses eaux turquoise ; la laguna Blanca d'une pureté laiteuse ; la laguna Charkota et ses arbres de pierre ; la laguna Hedionda et la Cañapa, lieux d'asile pour de nombreux oiseaux, sans oublier la Ramaditas et son paysage volcanique, jusqu'au lac titicaca, haut lieu de légendes avec ses pumas de pierre…

Quel bonheur de pouvoir vivre dans cet éternel émerveillement. Je me surprends parfois à penser que si l'être humain recherche l'immortalité, il est incapable d'en préserver l'essence. L'éternité est dans ce qui nous entoure. L'essence de notre terre mère enveloppe nos existences. Les hommes se fabriquent des cocons de vie étranges qui puisent l'énergie de la terre. Ils tiennent la chaîne de la vie dans leurs mains et jouent avec comme des enfants. Nous survolons cette planète depuis cinquante millions d'années… eux ne foulent de leurs pieds cette terre que depuis 2,5 millions d'années… des enfants… agités et impatients.

Il est temps de repartir. Nous parcourons chaque jour des centaines de kilomètres et voyons la terre meurtrie sans pouvoir rien y faire. Je prends mon élan et reprends mon vol majestueux, suivi de mes congénères. Mon petit groupe aura bientôt une nouvelle âme à protéger. Nous lui apprendrons tout ce qu'il doit savoir. Et lorsque, dans une cinquantaine d'années, mon âme rejoindra les nuées, je continuerai à suivre les cercles qu'il tracera dans le ciel au-dessus de la cordillère des Andes.

« Nous sommes tous des Condors ! »

Sylveen S. Simon - Ecriture poétique à partir d'une image - 20 mars 2021