Fragment

Entre parenthèses

Fragment de vie - 1 603 mots

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Je me délecte du calme du lieu. Le jardin magnifiquement fleuri nous accueille une nouvelle fois pour notre échange d'une heure. Espace hors du temps où le passé s'est en partie évaporé et où le présent se fragmente à chaque minute qui passe.

Maman est radieuse aujourd'hui et cela n'a pas grand-chose à voir avec son pull jaune. Je lui ai offert une montre. A chacune de mes visites, depuis quelques semaines, sa demande devenait plus insistante. Ses yeux se plissèrent de contentement tandis qu'elle la glissait à son poignet. Son regard devint légèrement humide.

« Merci ma fille. Heureusement que je t'ai. Je ne sais pas ce qu'ils ont fait de ma montre. Je leur ai donné pour qu'ils me changent la pile et elle a disparu. A l'accueil, la dame ne sait pas ce qu'elle a pu devenir. »

Cela faisait une bonne vingtaine de fois qu'elle me répétait cette histoire, mais j'avais appris à juste sourire et hocher la tête en réponse. Cela évitait qu'elle ne se braque et se mette en colère pour des broutilles.

Depuis le mois d'avril, je la trouve plus calme, plus sereine. En fin d'année, nous lui fêterons son quatre-vingt-septième anniversaire et sa santé s'est enfin stabilisée. Le personnel de la maison de retraite est aux petits soins. Plus j'y pense et plus je sais que j'ai fait le bon choix en signant pour cet établissement à taille humaine situé à cinq minutes à pied de chez moi. Je peux désormais chaque week-end lui rendre visite et vivre avec elle un moment de qualité. Ces merveilleux instants feront assurément fleurir des souvenirs qui m'apaiseront lorsqu'elle ne sera plus là.

J'étais perdue dans mes pensées à la regarder lorsqu'un monsieur s'arrêta devant nous. Debout devant le banc où nous avions pris l'habitude de nous asseoir à chacune de mes visites lorsqu'il faisait beau, il engagea la conversation à l'ancienne, en nous saluant.

  • Mes hommages, chères mesdames.
  • Bonjour Monsieur. Souhaitez-vous vous asseoir ? dis-je en commençant à me lever.
  • Oh non, du tout ! Je préfère marcher. C'est bon pour ma sciatique, dit-il les yeux pleins de malice. Avant, je faisais de l'escalade, mais il y a deux ou trois ans, mon médecin m'a dit « ça suffit, c'est trop dangereux, il faut arrêter ». J'ai quatre-vingt-sept ans vous savez !

En le voyant si alerte, un pincement au cœur m'étreint une demi-seconde en regardant maman qui ne marche pratiquement plus et qui semble bien plus âgée que lui.

  • Félicitations ! lui répondis-je. Maman aura quatre-vingt-sept ans aussi en fin d'année.
  • Ah bon, j'aurai quatre-vingt-sept ans moi ? Je croyais que j'en avait quatre-vingt-treize...

Je souris.

  • Eh non, maman, tu as le même âge que le monsieur. Vous devriez vous organiser pour marcher chaque jour dans le parc tous les deux.
  • Oh non, moi je ne sors pas. Sauf quand tu viens me voir.
  • Oui, mais une fois par semaine, ce n'est pas suffisant maman.

Le monsieur nous parle de ses filles et de ses autres passions : les mots croisés et la lecture. Mon cœur se met alors à pulser sa nostalgie vers mes pensées qui me ramènent à mon père.

Le temps passe vite et les soixante minutes sont déjà écoulées. Etant donné que nous sommes dehors, on nous accorde de dépasser un peu le temps de visite. Le monsieur s'éloigne. J'invite maman à se lever mais pour la faire un peu marcher, je prends la direction opposée à celle de l'accueil.

  • On ne passe pas par-là ? me dit-elle.
  • Non, on va faire le petit tour du jardin, comme la dernière fois. Comme ça, tu verras les plantations qui sont au bout et toutes les fleurs qui sont encore plus nombreuses de jour en jour.

Heureuse qu'elle se décide à faire quelques pas, je la laisse manœuvrer lentement son déambulateur. Nous nous arrêtons à chaque plante, dont elle me demande à chaque fois les noms. Les premières fraises sont apparues dans les bacs, tandis que les feuillages des tomates et des cornichons se sont encore développés.

Notre petit tour terminé, nous retournons jusqu'à l'accueil. Sur notre passage, maman me présente inlassablement, comme chaque samedi, à tous les retraités que nous croisons. Certains me reconnaissent quand même malgré le masque et disent à maman qu'elle a de la chance, car personne ne vient les voir.

Tristesse d'un univers particulier dont je mesure de plus en plus l'importance pour ces personnes qui seraient totalement isolées s'il n'existait pas. J'attends mon tour à l'accueil pour reprendre les rendez-vous du mois d'août. J'ai déjà fixé tous ceux de juillet et le fait de m'y prendre en avance me permet de venir régulièrement, ce qui apaise maman.

  • Vous avez vu la belle montre que ma fille m'a offerte ?
  • Oh oui, elle est très jolie ! J'aime beaucoup cet aspect bois. Et le cadran est parfait avec des chiffres bien visibles.
  • Oui, je l'ai trouvée originale. Elle est garantie un an et j'ai pris une pile d'avance. Si jamais elle tombe en panne, je pourrai la remettre en route comme ça.
  • Vous voyez, ma fille, elle pense à tout. Elle a un cerveau. C'est pas comme moi, hein.

La dame de l'accueil éclata de rire. Tout le personnel est tellement gentil ici. La prochaine fois que j'irai en bord de mer, je penserai à leur rapporter un petit souvenir pour les remercier de toute cette attention dont ils font preuve au quotidien.

  • Voilà maman, on ne se reverra pas le week-end prochain mais le vendredi qui suit car, comme je te l'ai dit, Anthony déménage et je vais l'aider un peu.
  • Ah oui, tu m'en as déjà parlé. Anthony, c'est ton fils et il va emménager avec sa chérie ? C'est ça ?
  • Oui, et je te ferai voir des photos la prochaine fois.
  • Il viendra me voir quand Anthony ?
  • Après sa deuxième injection de vaccin prévue le 31 juillet. Donc deuxième quinzaine d'août je pense. Mais on organisera une sortie fin août pour que tu viennes voir son appartement et on mangera tous ensemble pour mon anniversaire. On aura le droit car nous serons tous vaccinés. Je te ferai un bon gâteau au chocolat et aux fruits rouges.
  • On aura le droit, t'es sûre ?
  • Oui.
  • Mais ça va vous embêter. Et je ne marche pas bien... j'ai mal partout. Et puis, il faut que tu me trouves des sandales d'été. J'ai trop chaud aux pieds avec ces chaussures-là.

Je sentais la peur qui refaisait surface. Peur de sortir. Peur de marcher et tomber. Peur d'avoir mal...

  • Ne t'inquiète pas maman, on sera tous là et tout se passera bien. Et pour les chaussures, je vais voir ce que je peux trouver d'adapté. Allez, j'y vais. Gros bisous.

Je lui fais le signe d'un baiser qui s'envole et elle fait pareil.

  • Bisous... mais tu t'en vas à pied ? Tu vas où ?
  • Je rentre chez moi, maman. J'habite au bout de la rue, tu te rappelles ?
  • Ah oui. Et tu passes par où ? C'est loin ?
  • En sortant je tourne à droite et c'est au bout de la rue. C'est tout. Cinq minutes de marche, pas plus. Et tu vois, il n'a pas plu cet après-midi. J'ai apporté mon parapluie pour rien.
  • Il est beau ton parapluie. J'aime bien les papillons.
  • Oui, je sais. Bon, j'y vais cette fois. La dame attend pour ouvrir le sas. Bisous...

La dame de l'accueil me sourit et m'ouvre le sas. Je fais un dernier signe de la main avant de sortir.

J'entends maman qui répète « bisous et merci d'être venue. ».

Ce fut une belle visite. Je rentre chez moi en marchant d'un pas léger.

Même si les informations sur le variant Delta laissent planer un doute sur la rentrée, l'été me semble bien engagé. Et puis, nous continuons tous à prendre les précautions nécessaires pour que tout se passe bien, alors il n'y a pas de raisons.

Une fois rentrée, je dépose mon parapluie. Je fais exprès de l'emmener car maman aime bien que je lui ouvre. Je le fais tourner pour animer les papillons et cela fait briller ses yeux. Les autres pensionnaires aussi le trouvent joli. Cela met un peu de gaieté dans leur après-midi. J'ai remarqué que le hall d'accueil avait changé de décoration. Les animations qui sont proposées aux résidents sont diverses et variées. Sans compter qu'ils ont une grande salle avec une immense télévision où ils peuvent ainsi discuter et regarder des émissions.

Je prends un grand verre d'eau et m'installe sur ma terrasse. Le café-restaurant situé juste en face a mis de la musique. Hier soir, il avait organisé un concert, comme souvent sur ce « quartier des musiciens » que j'apprécie aussi pour ça.

J'inspire profondément. Dans un petit coin de ma tête, les soucis agglutinés font mine de vouloir entrer mais je les repousse. Je ne veux pas songer aux changements annoncés au travail. Je veux juste respirer un peu. Prendre le temps de... ne rien faire. Je souris en pensant à mes amis qui eux y arrivent régulièrement.

L'après-midi va toucher à sa fin. Je vais rentrer préparer une nouvelle chanson que nous allons faire entre collègues et deux autres vidéos musicales. Encore des activités qui me détendent et que j'aime beaucoup pratiquer soir et week-end, entre deux moments d'écriture. Des moments entre parenthèses que je collectionne pour former les bouquets de bonheur qui fleurissent ma vie.


Sylveen S. Simon
Les écrits de Sylveen - Entre parenthèses - 03 juillet 2021


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