Exypnos : chapitre 2
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Arcanes encéphales
Cela faisait des heures que je retournais le problème dans tous les sens.
Mes yeux commençaient à se brouiller à force de reprendre chaque élément de mon analyse.
Je sentis Flora arriver dans mon dos. Sans même me retourner, je lui dis :
- « Tu as beau jouer les panthères, je t'ai entendue... »
- « Oh, mais comment fais-tu ça ? » me répondit-elle d'un air agacé.
Je me retournai et plongeai mes yeux dans les siens. J'aimerais tellement lui répondre en cet instant... J'esquivai une réponse embarrassante :
- « Ton parfum, très chère ! » répondis-je avec un grand sourire narquois.
- « Hmmm ... à croire que tu as des sens surdéveloppés. »
L'espace d'une fraction de seconde, un flash traversa mon cerveau.
R.E.S.E.T.
Qu'est-ce que ça voulait dire déjà ? Les flashs étaient de plus en plus fréquents ces derniers temps. Tels de petits brandons jetés sur mes pensées, ils brûlaient mon esprit sans pour autant m'apporter de véritables réponses. J'avais la sensation qu'ils étaient très importants, mais je n'arrivais pas à retirer ce voile de fumée qui me masquait encore toute la vérité.
Flora me sourit tendrement.
- « Tu as l'air fatiguée. », me dit-elle. « Tu devrais aller te reposer un peu. »
- « Oui, tu as raison. Je continuerai demain. Mais je sens que je touche au but ! »
- « Tu me dis ça tous les jours depuis une semaine... Nous reparlerons de tout ça demain. »
Flora sortit de la pièce, ses talons accentuant sa démarche féline. Elle avait raison. Je commençais à radoter ! Il fallait que je me repose. J'attrapai mon sac et mon imperméable et me dirigeai vers la sortie quand un nouveau flash me traversa l'esprit.
R.E.S.E.T.
Oh
non ! ça me revenait maintenant ! Non, il ne faut pas ! Pas
maintenant !
Je ne veux pas ! Je refuse !
J'avais la sensation que ma tête allait exploser. Tout était si blanc que je fermais les yeux avec force.
Non ! Laisse-moi ! Je luttais de toutes mes forces pour ne pas être emportée.
« Tu savais très bien que ça n'allait pas durer. » me dit d'un air mielleux la petite voix dans ma tête.
Cette fois, je ne me laisserai pas faire. J'ouvris les yeux et retournai à mon bureau, déposant par terre mon sac et mon pardessus. Je venais de comprendre ce qu'il manquait à mon expérience.
Dommage que Flora soit partie. J'aurais aimé qu'elle soit près de moi. Grâce à elle, j'atteignais l'ataraxie, ce bonheur absolu que tant d'êtres recherchent toute leur vie.
Je laissai échapper un soupir. Sur l'écran de mon ordinateur s'affichait le nom de mon programme :
αναγέννηση
« Régénération »
en grec.
Je notais sur un calepin le début de mon expérience :
Jeudi 14 mars 2019 - 21 heures 04 minutes
Je remis en marche ma machine. Tandis qu'elle vrombissait doucement, j'orientai le faisceau différemment, de manière à pouvoir m'en approcher sans difficulté. Tandis que s'affichait sur l'écran le calibrage que j'attendais, je vins m'asseoir face au faisceau. Celui-ci visait mon front, pile entre mes deux yeux.
Après une inspiration profonde et une lente expiration, mon doigt appuya sur le bouton. Je ressentis immédiatement l'effet du décalage entre le moment présent où mon cerveau fut percuté et cet inter-espace qui venait de se créer. J'avais réussi. L'élément manquant... c'était moi !
Une rosace multicolore venait de remplacer le laboratoire autour de moi. Celui-ci avait disparu au profit d'un vide étrange. Durant quelques instants, j'eus l'impression de flotter. Mes mains, telles des méduses en suspension, étaient presque transparentes et s'animaient de pulsations colorées.
Où étais-je ? Qu'étais-je devenue ? Une voix que je ne connaissais pas me parla soudain.
- « Exypnos ! Quelle surprise de te trouver là ! »
- « Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ? Montrez-vous ! » cria Sylveen désemparée.
Sylveen avait beau chercher, il n'y avait rien de tangible dans cet étrange espace. Rien que du vide... et cette voix profonde. Un rire démoniaque emplit l'espace.
- « Voyons Exypnos, je suis ton plus cher ami ; le plus intime et le plus ancien aussi ... Lucifer ! »
- « Lucifer ? Mais ... Comment est-ce possible ? Suis-je morte ? »
- « Morte ? Ah ah ah ... je vois. Tu ne sais même plus qui tu es. Mais regarde-toi ! Le parfait Exypnos réduit à la plus simple expression de son âme. Je fais partie de toi. Oui ! Cela te déplaisait tant d'avoir en toi cette micro-imperfection, comme tu l'appelais, que tu l'as enfouie au plus profond de toi. Mais je suis là ! Comme dans tout être animé. »
- « Aide-moi ! » supplia Sylveen.
- « T'aider ? Ah ah ah ... Pourquoi ? »
- « Si tu fais partie de moi, tu dois m'aider. »
- « Très bien, si c'est ce que tu veux. Mais chaque étape sera plus difficile que la précédente. Jusqu'à ce que tu acceptes de te souvenir totalement de nos naissances respectives et de ce qui en a résulté. »
- « Je suis prête... » dis-je dans un souffle.
- « Très bien... voyons cela. »
Lucifer prit forme devant moi. Sa beauté était irréelle tant il était parfait. Il s'approcha de moi. Sa main prit la forme d'une plume et me caressa, déclenchant un frisson. Puis il pénétra doucement mon être, faisant jaillir de moi un pur plaisir.
Il se fit soudain plus violent, atteignant le plus profond de mon être. Cet amour si puissant balaya telle une tempête les vestiges de mon ego, détruisant tout ce à quoi je m'accrochais encore, explosant ma vanité et mon orgueil, faisant naître en moi des péchés oubliés. Paresse, avarice, gourmandise. Il me ramena à ce que je détestais le plus.
Puis, il m'envahit de colère. J'étais en feu. Je détruisis moi-même les quelques ruines qu'il restait encore de mon humanité.
Il fit enfin renaître l'envie et la luxure, au point que mon seul souhait était d'être lui, puis consumée par lui. Incinérée par cette étincelle de moi.
Puis tout s'arrêta. Lucifer avait disparu, me laissant seule dans ce vide sans chaleur ni lumière.
J'étais une coquille vide dans une boîte vide.
- « Lucifer ! ... Où es-tu ? ... Ne m'abandonne pas ! »
Je ne saurais dire pourquoi en cet instant, une citation de Victor Hugo* me revint en mémoire, s'imposant à mon esprit tourmenté :
L'abîme s'effaçait. Rien n'avait plus de forme. L'obscurité semblait gonfler sa vague énorme. C'était on ne sait quoi de submergé ; c'était ce qui n'est plus, ce qui s'en va, ce qui se tait ; et l'on n'aurait pu dire, en cette horreur profonde, si ce reste effrayant d'un mystère ou d'un monde, pareil au brouillard vague où le songe s'enfuit, s'appelait le naufrage ou s'appelait la nuit... [*La fin de Satan]
- « Suis-je toujours une imperfection pour toi ? » susurra Lucifer.
- « Non. » lui répondis-je après une seconde d'hésitation.
- « Tu mens ! »
L'espace se fit soudain plus noir, le vide devint plus opaque, menaçant, étouffant.
~
Ecrasée par la pression de ce vide mêlé de chaos, étouffée par sa propre noirceur, Sylveen meurt, abandonnée et trahie par son Lucifer intérieur.
~
Exypnos
écoute.
Exypnos voit l'invisible.
Exypnos apprend.
Exypnos comprend qui il est.
Sylveen... Exypnos. Un seul et même être.
L'un
s'expose, l'autre se cache. Les deux se mêlent et fusionnent à nouveau.
Exypnos ressent.
Exypnos s'éveille dans cet univers infiniment petit, qu'il a traversé maintes fois. Il se souvient tout en cherchant à se rappeler.
Des myriades de petites bulles voyagent en suspension près de lui. Certaines restent floues. D'autres éclatent pour former des arcs-en-ciel miroitants. D'autres encore se collent entre elles pour former une bulle plus grosse qui tombe et rebondit sur Exypnos, l'éclaboussant d'une rosée nourricière.
Aux yeux de son Lucifer, Sylveen était morte. Mais il n'en n'était rien. De sa phase animée bien visible, Sylveen avait atteint une phase inanimée aux yeux du reste du monde.
Exypnos s'étira, telle une galaxie qui se déploie. Une petite étincelle forma un arc, puis un autre. De ces deux arcs originels naquit un nouveau chemin, puis un autre. De connexions en connexions, la complexité de ce qui faisait Sylveen se recréa.
Dans une grande inspiration, tel un dauphin jaillissant pour la première fois de l'océan tumultueux, Sylveen s'éveilla... Ses mains ressemblaient à nouveau à des méduses animées de pulsations colorées. La rosace multicolore emplit à nouveau l'espace. Puis Sylveen tomba.
~
Soudain, mon corps subit l'attraction du sol. Le faisceau venait de se couper. Mon voyage était déjà terminé. Mais étais-je bien revenue au même endroit et au même moment ? Je me ruais vers mon ordinateur pour vérifier la date et l'heure :
Jeudi 14 mars 2019 - 22 heures 17 minutes
« Un saut de puce pour toi, un grand bond pour l'humanité ! » me susurra la petite voix dans ma tête.
Je souris puis fronça les sourcils. Mon expérience avait duré 73 minutes et pourtant, elle m'avait semblé durer une poignée de secondes, une à deux minutes tout au plus. Peut-être faudrait-il que je construise une machine plus grosse pour me déplacer différemment, plus loin ou plus longtemps peut-être...
Au moment où je pensais cela, une petite fumée s'échappa de ma machine. Visiblement, elle n'avait pas apprécié que je la pousse.
Ce n'est que partie remise. A présent, je sais comment faire. Reste à convaincre Flora de retenter l'expérience en beaucoup plus grand, et ça, je sais que ce n'est pas gagné d'avance !
J'éteignis mon ordinateur et, par sécurité, débranchai ma machine et la déposai dans un caisson de vide que je fermai à clé. Attrapant mon imperméable et mon sac, je sortis et jetai machinalement un regard vers le miroir. C'était étrange comme sensation... l'espace d'un instant, je vis un trou béant au milieu de mon front.
Je m'approchai du miroir. Aucune trace. Étrange et quelque peu déroutant je dois dire. Mais au fond de moi, je m'amusais comme une petite folle. Un large sourire fendit mon visage tandis que je rentrais d'un pas léger.
J'étais bien décidée à ne pas me laisser faire.
Cette fois, j'allais gagner la partie ...
Une fois rentrée chez moi, je me fis couler un bain chaud et parfumé.
Cette journée avait été merveilleuse et s'était plutôt bien terminée.
Je repensais à Flora et à ses caresses du matin. Elle était en quelque sorte mon Nanga Parbat à moi, le sommet de tous mes fantasmes !
Pour le moment, les fragments de mes autres vies ne me ramenaient pas à un tel niveau de quiétude et d'épanouissement. J'avais certes connu des relations très intéressantes, avec des hommes essentiellement, mais la plupart du temps, il manquait ce petit quelque chose en plus que j'avais trouvé auprès de Flora.
Je me rendis compte que j'étais affamée. Je sortis de mon bain, me séchai rapidement et enfilai un peignoir moelleux d'un vert amande que j'adorais.
Mon réfrigérateur n'était guère généreux ce soir pour mon estomac.
J'entrepris de réaliser une omelette avec les deux œufs et l’échalote qu'il me restait au fond d'un panier d'osier posé sur le plan de travail. Un peu de poivre et de parmesan et hop ! C'était réglé. J'étais détendue malgré toutes ces pensées qui se bousculaient dans ma tête.
Après avoir mangé, je fis rapidement ma vaisselle et la déposai dans l'égouttoir.
Jeudi 14 mars 2019 - 23 heures 51 minutes
Il était temps pour moi de dormir.
A peine la lumière éteinte, je sombrai dans un sommeil profond.
Je m'éveillai au cœur de la rosace multicolore créée dans le laboratoire.
Seul le miroir flottait dans la pièce. Tandis que je m'en approchais, il éclata en mille morceaux. Ceux-ci me traversèrent comme des aiguilles dans un nuage de fumée. Je regardais ce corps qui n'en n'était plus un comme un objet de curiosité. Derrière moi, le miroir s'était reconstitué. Je plongeai pour me glisser derrière lui. Dans le tain, je me vis. Pourquoi le miroir ne voulait-il pas de moi ?
Je repassai devant le miroir. Celui-ci éclata encore en mille morceaux mais cette fois, je l'englobai pour le forcer à rester entier. Telle une mosaïque, chaque morceau me renvoyait l'image de ce que j'avais pu être. Tantôt feuille, mousse, bourgeon, fleur, insecte, champignon, oiseau, poisson, mammifère, ... cela donnait le vertige. Tous se mêlaient dans un tourbillon visuel.
J'émis un souffle qui effaça, telle une palette, la mosaïque de ces vies passées. Celle-ci se transforma en des milliers de petites cases, chacune contenant un homme ou une femme de tous les horizons, un enfant, un nourrisson. Tous les âges de la vie étaient présents. Toutes les couleurs de peau, les tailles, les formes, mais aussi les époques de ces vies.
Tantôt en guerre, tantôt en paix, mais toujours en lutte avec un élément, un autre être ou avec eux-mêmes, ces milliers d'êtres s'acharnaient contre le vide. Ils créaient et détruisaient. Transformaient et convertissaient sans fin. Éteignant le feu pour mieux ranimer l'étincelle.
C'était tellement beau. Le patchwork de la vie !
Une larme vint s'écraser sur le miroir, qui absorba l'onde comme un lac accueille une goutte de pluie. Sous sa surface apparaissaient des mondes incroyables, certains avec 3 lunes, d'autres recouverts de glace ou de lave, de roches ou de végétaux en tous genres.
Un petit soleil grossissait et alors que j'aurais souhaité pouvoir détailler chacun de ces mondes, il se changea en une énorme boule de feu qui consuma tout sur son passage, ne laissant que des cendres et des braises.
Quelques météorites me traversèrent. Je ressentis tout d'abord comme une étincelle puis une pluie de feu se répandit dans mes cellules. Mon corps était devenu un monde à lui tout seul, avec de nouveaux atomes jusque-là inconnus. Certains cherchaient déjà à s'assembler ou à modifier leurs voisins. D'autres mouraient en en absorbant un autre. Une nouvelle vie trouvait son chemin.
Ce nouveau monde, je pouvais désormais le façonner à ma manière. Et je pouvais en plus agir sur tout ce qui m'entourait. Minéraux, végétaux, toutes formes de vie, de la plus petite à la plus grande. Je maîtrisais chaque élément, chaque cellule, chaque particule.
J'avais atteint mon but. Je pouvais désormais façonner un monde parfait. Mon monde !
Une sonnerie me réveilla. Mon réveil indiquait : 7 heures 15 minutes
Je l'éteignis et m'étirai. Tandis que je repoussais la couette, un petit morceau de verre tomba à terre. Avais-je vraiment rêvé ? Je pris le morceau de verre pour l'analyser. Il était totalement transparent. Je le déposai dans la poche de mon pardessus et me dirigeai lentement vers la salle de bain pour me préparer.
Cette journée allait être bien remplie. Il fallait que je m'active et que je « passe la seconde » comme me répétait souvent Flora.
Je jetai un regard au miroir. Aucun trou béant dans mon front, c'était déjà ça ! Mes yeux étaient cernés. Flora allait encore me dire que je travaillais trop. Mais il fallait que j'avance.
Il est vrai que mes nuits étaient peu reposantes ces derniers temps. Assaillie de rêves que j'avais l'impression de vivre, je m'éveillais chaque matin plus épuisée que la veille.
Une fois mon café avalé, je décidai de retourner au laboratoire.
Il fallait que je parle à Flora...