Fragment de vie

Ma mère

La princesse esseulée


Il était une fois une jeune et jolie princesse qui se prénommait Bernadette. Elle vivait dans un royaume entouré de forêts.

Un jour, le pays fut attaqué par des hordes de guerriers venus de l'est. Le bruit de leurs bottes martelant les pavés paniqua les habitants, qui se mirent à fuir sur les routes. L'ennemi les bombarda, les encercla, en fusilla quelques-uns, et fit des survivants des prisonniers ou des travailleurs forcés.

Devenue mondiale, la guerre dura des années, répandant des torrents de haine et de pleurs. Puis la paix revint enfin, fêtée comme il se doit, pleine de promesses d'un avenir meilleur.

Dans l'appartement meudonnais où elle vivait, Bernadette rêvait elle aussi à des jours plus heureux. Son prince à elle s'appelait Bernard. Il ne possédait ni château ni chevaux. Juste une volonté à toute épreuve et l'envie de construire une vie à deux, avec toute l'intelligence et la force qu'il était capable de déployer pour cela. Leurs deux cœurs battaient déjà à l'unisson d'un amour d'enfance. Ils souhaitaient à tout prix préserver l'innocence et la beauté de leur rencontre, dans un monde à reconstruire.

« Voulez-vous une image, monsieur ? » lui avait-elle dit le jour de sa communion. Bernard avait pris la pieuse image et l'avait glissée contre son cœur, place qu'elle ne quitta pas jusqu'à la fin de ses jours.

Ainsi commença l'histoire de Bernard et Bernadette, qui se marièrent, vécurent heureux et...

Mais la vie n'est pas un conte de fées. Enfin, sauf dans l'imaginaire de ma mère, qui a oublié combien ce genre d'histoire peut avoir des côtés cruels, sans lesquels le bien ne pourrait avoir son moment de triomphe.

Nous naissons tous avec notre mort chevillée au corps. Chaque jour nous apporte le choix d'en faire une obsession, de l'oublier ou d'y penser à l'occasion. Le risque-tout va la défier à la moindre opportunité. L'angoissé va se surprotéger au point de passer à côté de sa vie. La plupart d'entre nous va vivre avec cette information, en imaginant la plus belle fin possible à cet incroyable spectacle, rempli de surprises, qu'il faut apprendre à accueillir comme les feux d'artifice d'une courte nuit. Chaque jour est une vie pleine de magie qu'il faut capter et dont il faut savoir profiter, notion que ma mère n'a jamais vraiment intégrée.

Nous sommes les acteurs de notre propre vie et aussi, sans toujours le savoir, de celle des autres. Chacun s'intègre dans cette grande pièce de théâtre, dont le scénario semble s'écrire au hasard, tantôt pour faire rire ou pleurer, applaudir ou crier, ou ne faire que passer, tels des voyageurs solitaires sans attaches. Quelques-uns s'engagent avec force dans une lutte pleine d'espoir, embarquant avec eux d'autres artistes ou spectateurs, éblouis par leur lumière.

D'autres l'imaginent comme un rêve et ne semblent au final n'avoir fait que des cauchemars, conduisant leur âme à se renfermer dans les replis de leur folie.

Ma mère fait partie de ces derniers. Je la vois aujourd'hui arriver au bout de son chemin, perdue dans les ombres de son esprit qui chavire déjà vers d'autres rives fantasmagoriques.

Je vais vous conter à présent une partie de son histoire, à travers mes yeux et mes souvenirs, mais aussi à partir du peu de choses qu'elle a pu me dire des périodes plus lointaines, ma mère n'ayant jamais été très prompte à parler de quoi que ce soit en dehors peut-être de modèles de tricots.

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L'hiver 1934 frappe durement à la porte des foyers de Meudon et d'ailleurs. Au sein de la maison du conservateur du cimetière de Meudon (qui n'est autre que mon grand-père maternel), Germaine Dupont, épouse de Paul Mascaro, donne naissance en ce dix-huit décembre à son sixième enfant.

C'est une petite fille, avec qui elle partage déjà son amertume de ne pas bercer un garçon, appelé pourtant de tous ses vœux les plus pieux. Bien des années plus tard, ma mère m'en parlera comme d'une bigote pour laquelle seuls ses garçons comptaient, ce qui semblait plutôt bien coller à cette personne revêche que je n'aimais guère rencontrer.

Baptisée dans les jours qui suivirent, dans le froid glacial de l'église de Meudon et la plus pure tradition catholique, les murs de ce monument vieux de sept siècles recueillirent ses cris, tandis que ses pleurs étaient mélangés à l'eau du bénitier.

Ainsi commença la vie de Bernadette, ma mère, qui s'ancrait doucement en trouvant sa place dans cette famille, dont la fratrie comporterait bientôt sept enfants. Ses aînés, Paulette, Odette, Edmonde, Huguette, Jean, et elle-même, virent en effet naître en 1940 leur dernier petit frère, Robert. Triste période de pénurie, troublée, incertaine.

La guerre a en effet éclaté quelques mois plus tôt, alors que ma mère n'avait pas encore fêté ses cinq ans. Un jour, au bruit des bombes, adossée contre le mur qui tremblait, elle vit le lustre vaciller puis s'écraser sur sa jolie poupée, sous ses yeux terrorisés. Elle me racontera souvent ce passage, et me parlera du bruit des bottes, qui ont marqué son esprit. La peur, si souvent ressentie, semblait l'avoir envahie au point de recouvrir à jamais tout son être.

Cette peur, toujours bien présente au souvenir de sa sœur aînée qui portait, au revers de son col de manteau, la croix gaulliste ; défiance d'un jeune esprit en résistance, face à leur mère qui hurlait « tu vas tous nous faire fusiller ! ».

La peur, profondément présente, qui la recroqueville sur elle-même, dans le vacarme de la vie qui l'entoure. L'image des bombes, qui tombent sur le cimetière, ouvrant les tombes. Leur sifflement. Leur souffle...

Son père décédera en septembre 1943. Il est alors le seul auprès de qui elle aime se blottir. Énorme vide pour toute la famille. Ce vide que seule la peur vint combler, dans une vie austère où Bernadette survit malgré tout, s'accrochant à ses rêves de princesse.

Le sentiment d'abandon s'amplifia encore lorsque, faute de pouvoir nourrir correctement tout le monde, sa mère la plaça en pension chez les sœurs. Ma mère garda un très mauvais souvenir de cette période, décrivant les sœurs comme « méchantes sous leurs grands cornets », comprenez cornettes...

La peur, toujours et encore, présente les nuits d'orage, dans ce lieu où personne ne venait la consoler. Seule dans son lit, elle rêvait qu'elle était cette princesse, protégée au cœur d'un magnifique château, entourée de personnes qui l'aimaient.

Le jour de sa communion, toute vêtue de blanc, elle s'approcha du petit muret où était assis son voisin, Bernard Simon, de six ans son aîné, et lui offrit l'une de ses images.

Deux âmes en pleine construction, dans une enfance d'après-guerre tourmentée, l'un plein de force et de volonté ; l'autre emplie de peurs et de superstitions.

L'immeuble en briques situé au 6 rue de Paris, où leurs deux familles vivaient, verra doucement naître leur amour. Malgré son jeune âge, mon père se débrouillait toujours pour trouver des bons alimentaires et des petits boulots, harassants et peu payés, mais permettant de survivre. Il récupérait parfois des clous qu'il revendait... trop de bouches à nourrir nécessitait de trouver des solutions, aussi improbables soient-elles. Le soir, il montait l'escalier de bois en colimaçon pour rejoindre Bernadette et l'aider à faire ses devoirs, en attendant que sa mère rentre du travail.

Elle me racontait souvent qu'elle s'en fichait et ne comprenait rien aux études. Mon père souriait et me confirmait les faits d'un hochement de tête. Lui qui voulait être instituteur n'avait pas réussi à lui inculquer quoi que ce soit. Esprit rêveur incapable de se concentrer, déjà butée dans la contradiction et le refus de s'élever, ma mère préférait jeter des boules de neige depuis le rebord de la fenêtre.

Deux adolescents apprenant à se connaître, l'un attentif et protecteur, prenant le rôle du père absent ; l'autre qui se laisse guider, porter, insouciante.

Ma grand-mère mit très tôt ses filles au travail, protégeant toujours le plus possible ses garçons qui eux ne connurent pas l'usine. Ma mère m'a quelquefois parlé de la F.R.L.E., la Fabrique Réunie de Lampes Électriques située à Issy-les-Moulineaux, ainsi que d'une autre expérience dans une imprimerie, en tant que brocheuse, ce qui lui plaisait beaucoup. Toujours dans cet esprit de conte de fées, elle était émerveillée par les enluminures, mais peinait à apprendre.

En 1952, n'y tenant plus et sachant pertinemment que Bernadette serait à jamais l'amour de sa vie, Bernard demanda l'autorisation à sa future belle-mère d'épouser sa fille, devenant par là-même son tuteur, dans tous les sens du terme.

En effet, dans ces années-là, on ne devenait majeur qu'à vingt et un ans. L'époux (majeur) devenait donc le tuteur légal de son épouse (mineure).

C'est donc en tant que mineure que Bernadette devint femme, épouse puis mère en juin 1954. Premier bourgeon d'un frêle rosier qui ne s'épanouissait qu'à l'ombre de son prince charmant, jardinier de son cœur, l'entourant d'amour dans un cocon protecteur. Trop peut-être...

Mon père gérait tout, laissant ma mère étrangère aux questions d'argent. La vie défila, la princesse toujours accrochée au seul amour de sa vie, sans lequel elle ne faisait rien.

L'automne 1957 voit la naissance de ma deuxième sœur, qui décédera quelques semaines plus tard. Evénement majeur au sein de ce foyer, qui continuera malgré tout à ajouter des pièces au puzzle de son existence. Trois âmes meurtries. Celles de mes parents bien sûr, mais aussi celle de ma sœur aînée, qui aurait sûrement eu besoin de bien plus de bras réconfortants que de paroles de contes de fées, narrant des histoires de paradis invisible et d'anges habitant les nuages.

En 1959, après Jocelyne et Ghyslaine, voici qu'arrive la naissance tant souhaitée de mon frère, Joël. Ma mère reproduit alors le schéma qu'elle a retenu de sa mère : un garçon, c'est tout ce qu'un couple peut espérer ! La cerise sur le gâteau en quelque sorte. La voilà comblée... pour un temps.

En 1964, c'est à mon tour de naître, au sein d'un été caniculaire. Dernière-née du foyer. Le médecin insistera bien sur le mot « dernière », pour la santé de ma mère. Elle qui rêvait d'une famille nombreuse, commence à s'assombrir. Dans son imaginaire de princesse, elle se voyait vivre dans une grande maison, entourée de ses enfants et petits-enfants.

Je me souviens de très belles journées de fête, de repas interminables où elle avait mis toute son énergie et son plaisir de cuisiner, et même de périodes où ma mère riait, dansait et chantait. Mais le plus souvent, un peu comme une ombre en filigrane, il y avait ce manque de sourire et ce regard perdu dans des nuées, qui devenait noir lorsqu'elle se mettait en colère.

Mais la vie s'accélère...

Au début de l'été 1976, sa fille aînée se marie et commence à son tour sa vie d'épouse, puis de mère deux ans plus tard avec la naissance de Nadège. Viendront ensuite Aurore et Geoffroy. Mais Bernadette est trop envahissante et dure dans ses rapports. Ma sœur, dont la communication n'est pas non plus le point fort, prend ses distances, au point de disparaître brutalement de nos vies, nous laissant tous sans nouvelles.

Voici venir la fin des années 70. Ma mère est alitée suite à sa première tentative de suicide, par ingestion de médicaments que prenait mon père. Première bouteille jetée à la mer, sans grande conséquence médicale, car les substances ingérées n'étaient pas suffisamment nocives pour faire de réels dégâts. Elle ne supporte pas de voir ses enfants grandir, s'éloigner, la privant de ses petits-enfants qu'elle voudrait élever en lieu et place de leurs parents.

A la fin des années 70, mon frère part faire son service militaire. Ce fut encore une période difficile pour elle. Mon père et moi avions beau être attentifs et présents, il était très compliqué de la rendre vraiment heureuse. Un voile soucieux obscurcissait ses yeux à l'idée de penser que son fils puisse être maltraité. Son seul « plaisir » était de voir mon frère en permission rejoindre le foyer familial pour un week-end.

Durant ces deux jours, elle était alors comme une abeille survoltée, s'occupant de laver et repasser son linge, lui cuisinant toutes sortes de plats et de gâteaux, dont ses sacs étaient pleins pour le retour, pour sa plus grande joie et celle de ses copains de chambrée.

Dès qu'il était reparti, la pression retombait et elle se minait dans son quotidien.

Moi aussi, j'avais hâte que mon frère revienne et que la gaieté réinvestisse l'appartement. Je me souviens lui avoir préparé pour son retour une quille en bois, sur laquelle j'avais peint les armoiries de son régiment avant de la vernir.

En décembre 1981, c'est au tour de mon frère de se marier. Deux ans plus tard naîtra leur premier enfant, Estelle, puis les années suivantes, tous les deux ans, ses frères Jérôme et Fabien, puis bien plus tard, Vivien, le petit dernier. Mais là encore, incapable de se retenir de faire des histoires pour des broutilles, elle profitera peu de ses petits-enfants, qui suivront leurs parents en Bourgogne dès 1986 et qu'elle verra en de rares occasions.

Fin 1982, ce sera une deuxième tentative de suicide, dans une grande mise en scène digne d'une princesse hollywoodienne cette fois. Elle a tout réglé au millimètre près. L'heure de lever de mon père, les boîtes de médicaments étalées sur la table de la cuisine, sa position dans le lit, étendue telle une Belle au Bois Dormant. Mais là encore, vue la dose et le type de médicament ingéré, le médecin ne l'enverra même pas à l'hôpital pour un lavage d'estomac.

Mon père a beau faire tout ce qu'il peut, ses bras ne semblent plus assez grands. Alors, il renforce le cocon, la surprotège. Des médicaments antidépresseurs sont ajoutés aux premiers, pour essayer de palier à ses envies suicidaires. J'ai longtemps gardé de cette période une colère sourde envers ma mère, que je n'arrivais pas à comprendre. Je n'avais qu'une hâte : m'enfuir de cet environnement funeste où la lumière diminuait de jour en jour.

Et c'est ce qui arriva l'hiver 1984. Longtemps, elle me reprocha d'avoir été la plus jeune à partir (vingt-ans pour moi, vingt-deux ans pour ma sœur et mon frère). Celui qui devint deux ans plus tard mon mari fut accueilli par ma mère couteau à la main quand il lui annonça que nous envisagions de nous marier pour l'été suivant. Violent souvenir de menaces pesantes, qu'il me rappela hier au sein d'une conversation avec notre fils, qui se souvient lui aussi d'épisodes un peu chaotiques de certains moments de son enfance chez ses grands-parents. Triste feuilleton familial, dont chacun avait vécu sa part et gardé quelques cendres au fond de son cœur.

De plus en plus aigrie, ma mère ne contribua au final qu'à l'éclatement de sa famille. L'âtre de son foyer s'éteindra début décembre 2011. Mon père décédé, elle se mit à déambuler de jour en jour dans son appartement, refusant de sortir seule, pestant tout haut contre celui qui l'avait abandonnée, s'accrochant à moi comme une moule à un rocher en plein brouillard, me faisant régulièrement toutes sortes de reproches. Paroles blessantes qui avaient le don de m'énerver et de me vider de mes forces.

« Tu m'avais promis qu'on mourrait ensemble quand on a sauté tous les deux dans notre lit nuptial ! » disait-elle à la cantonade, en menaçant de son index la photographie de mon père posée sur la table de la salle à manger, en permanence face à elle du matin au soir. Étonnamment, elle n'aimait pas aller au cimetière pour se recueillir sur sa tombe, que je suis la seule à entretenir. Tombe pour laquelle il avait fallu répondre à son caprice en faisant réaliser un livre à la manière d'un conte de fées, les représentant en mariés.

J'avais beau faire tout ce que je pouvais, elle refusait tout ce que je lui proposais pour sa santé et continuait à s'enfoncer dans sa nuit, m'entraînant sournoisement avec elle. Elle m'appelait parfois en pleine nuit et comptait sur moi pour tout gérer. Un jour, n'en pouvant plus face à ses caprices, je lui dis : « Mais arrête, tu n'es pas une princesse et je ne suis pas un laquais à ton service vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! »

La brume déjà très dense qui nous séparait depuis longtemps ne faisait que s'épaissir. J'ai cherché bien des fois à la comprendre, à cerner son univers sombre et rigide. Sans succès. Moi qui aime la lumière et la liberté, sa vie est l'exact négatif de la mienne. Mes mouvements incessants s'opposent à son immobilisme, mes joies de découvrir et m'intéresser au monde qui m'entoure s'adossent à ses tristesses, mon énergie à sa résignation, les couleurs de mon cœur à son noir intérieur profond.

Épuisée par cet accompagnement forcé, dans une vie où je commence à perdre pieds, je divorce en janvier 2014 et m'éloigne de tout. Je prends le temps de me reconstruire, de revivre.

Il m'aura fallu atteindre l'âge de cinquante-six ans pour accueillir enfin sereinement ses choix, pour ne plus qu'ils m'impactent, et arrêter de soupirer face à son vide.

Aujourd'hui, 13 août 2020, je respire profondément dans le silence du petit matin. Je me concentre dans un état méditatif qui m'aide à accepter ce qui s'annonce déjà comme la fin de sa pièce. La représentation de sa vie me laisse dubitative, mais je vois le bon côté des choses. Elle m'aura au moins appris ce qu'il ne faut pas faire : arrêter de bouger, d'apprendre, d'espérer, de vivre. Il n'est jamais trop tard pour enrichir son chemin de vie ou en changer.

Je me prépare doucement à assister à son dernier acte, repensant avec un léger détachement à la journée vécue hier auprès d'elle à l'hôpital. Je suis restée zen ! Oui, j'y suis arrivée, tout en l'accompagnant quelques heures dans son monde étrange, peuplé de souris invisibles, d'un oiseau gris imaginaire accroché aux rideaux opaques de sa chambre aseptisée, et d'un petit bonhomme caché dans les barres du porte-serviettes. La télévision, allumée sur la chaîne Gulli, présentait un dessin animé dont elle ne saisissait pas l'histoire. Les yeux agrandis comme une enfant, elle se mettait à rire par moments en voyant les personnages se débattre.

Puis elle se tournait vers moi et reposait inlassablement les mêmes questions, incapable de se souvenir où elle était, ni depuis quand, ni même ce qu'elle avait mangé deux heures plus tôt, et encore moins de connaître le jour, le mois ou l'année où nous sommes, ni même son âge. Les visages familiers rejoignent un à un les ombres du passé, mélangeant son frère et le mien et les lieux de vie de chacun.

Sa mémoire continue chaque jour d'agrandir les trous noirs voraces qui l'assimilent irrémédiablement, implosion silencieuse d'un vide intérieur qui s'étend, dans un corps immobile que les soignants accompagnent au mieux, allant du fauteuil au lit, puis du lit au lit, froissant les draps et les chemises de papier, en attendant le dernier linceul qui l'enveloppera bientôt.

C'est son souhait. Elle veut partir, en finir pour rejoindre son prince charmant. Et surtout, qu'on lui foute la paix ! comme elle dit. C'est ce qu'elle évoque constamment depuis tant d'années, y opposant cette peur de souffrir qui la retient encore. S'endormir et partir doucement dans un long sommeil, comme les princesses de contes de fées.

« Moi qui voulais mourir jeune et belle... pourquoi on ne me donne pas une pilule pour que je parte ? », me lance-t-elle soudain. J'ai entendu cette phrase si souvent que je n'ai plus qu'un maigre sourire à lui opposer en réponse. Puis, attrapant la photographie de papa que je lui ai apportée la semaine dernière, elle dit en s'adressant à lui : « Pourquoi tu m'as laissée ? Pourquoi tu es parti sans moi ? ».

Les larmes commencent à piquer mes yeux en la voyant embrasser cette photographie, qu'elle n'a pas quittée depuis le décès de papa, compagnon fantôme des jours vides.

Une question, qui mille fois m'a heurtée, me revient encore à l'esprit, comme l'écho sourd de pierres jetées au fond d'un puits : comment un être peut-il oublier sa propre personne au point de ne vivre que dans l'existence d'un autre et uniquement à travers lui ?

Je me ressaisis et tiens bon, comme d'habitude... je lui souris. Cœur apeuré, je la vois comme une princesse oubliée par son propre ego, perdue sans le miroir qui n'est plus auprès d'elle pour lui renvoyer le mirage d'un rêve qui s'est envolé.

Elle entre soudainement dans une crise de colère, veut se lever au risque de tomber, crie de douleur et de rage, et me lance ce regard noir que j'ai si souvent affronté. J'essaye de la calmer par des mots apaisants. Rien à faire. Les infirmières arrivent. Je leur laisse le champ libre. Je remercie très sincèrement ces trois jeunes femmes, dont je suis vraiment admirative, qui finissent par gérer parfaitement cette mini tempête au sein d'une chambre sans horizon.

Épuisée, je prends congé. Demain sera un autre jour, un nouvel acte à jouer sur cette drôle de scène où personne ne contrôle rien. Comedia del Arte d'un siècle qui s'éteint, laissant aux spectateurs encore présents des souvenirs alimentés par quelques bribes de sentiments. Ceux-ci se nourrissent de faibles émotions, de mieux en mieux canalisées, étouffées au fil du temps comme un feu que l'on cherche à éteindre pour ne pas qu'il nous consume et dont je ne veux garder que la lueur d'une bougie parfumée, flamme douce et vacillante d'un passé qui fait partie de moi mais qui rapetisse. Faible lumière qui n'enflamme plus mes révoltes d'autrefois face à tant de folie. Oh, bien sûr, quelques petites brûlures ont laissé des cicatrices, aujourd'hui refermées. Quelques filets de fumée s'en échappaient encore il y a quelques années, faisant parfois tousser mon moi. Mais c'est terminé.

Je respire. Profondément. Lentement.

Je suis en phase avec moi-même.

J'ai promis à mon père, sur son lit de mort, de veiller sur sa princesse jusqu'au bout. Ce que j'ai fait.

Le passé est là où il doit être : à sa place. Quelques racines s'accrochent encore aux pierres de mon jardin intérieur, mais elles n'y étouffent plus aucune de mes fleurs. Elles sont juste là, immobiles, à l'écoute des souvenirs qui parfois remontent à la surface du lac de mes pensées, tranquillement, sans faire de remous. Tout juste quelques frissons qui font de temps à autre onduler sa surface.

Le futur ne me préoccupe plus. Je laisse désormais glisser mes rêves, châteaux de sable d'un univers qui n'est pas né. Et même lorsque mes songes sont prémonitoires, je les abandonne à d'autres méditations.

Je vis l'instant présent, éclairée de ma lumière intérieure. C'est elle qui me permet encore aujourd'hui d'offrir malgré tout à ma mère bienveillance et attention, ainsi qu'un peu de douceur pour ses derniers jours ici-bas.

Je range dans ma tête le livre de la princesse esseulée sur l'étagère des vécus d'autres mondes que j'ai côtoyés. Petits points qui s'estompent au cœur de mon cosmos. J'en ai consciemment tamisé l'éclairage.

Ma mère restera la comète dont je n'ai pas su tout comprendre, tout saisir. Mais est-ce important ? J'ai rangé mes interrogations restées sans réponses dans mes casiers « affaires classées ».

Demain, je retournerai la voir à l'hôpital. Elle me redira sûrement que ça fait des semaines que je ne suis pas venue la voir... peu importe. Je sais que j'ai fait et que je fais encore ce que je peux et surtout ce qui est nécessaire à son bien-être.

Mais je dois me préserver, comme me l'a indiqué l'assistant social de l'hôpital. Mes pierres naturelles, couplées à mes séances de respiration et de méditation m'y aident, ainsi que mes amis, toujours présents, attentifs à mes regards qui s'embuent parfois, ou à mes écrits empreints d'une poésie douloureuse.

Nous nous construisons tous avec les éléments dont nous disposons. Notre environnement familial, l'éducation que nous recevons, nos amis, les événements qui nous touchent, l'histoire du monde qui nous traverse ou nous bouscule... et notre mental, cette force intérieure qui nous guide et nous protège sur le chemin de la vie.

J'arrête ici mon récit et laisse retomber la poussière du passé.

Ma mère est entre de bonnes mains.

Je peux souffler un peu. Je n'ai plus de questions.

Je respire.

Je regarde une coccinelle qui vient de se poser sur la table en bois où je prends mon petit déjeuner. Elle replie doucement ses ailes. Avance un peu, puis s'immobilise.

Me regarde-t-elle tout comme moi je l'observe ? L'idée m'amuse et je souris. Est-elle la même coccinelle qui me rend régulièrement visite ou l'une de ses copines ? La vie est si merveilleuse lorsque le regard qu'on lui porte est beau...


Sylveen S. Simon - La princesse esseulée
Fragment de vie : ma mère - 15 août 2020


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