Fragment de vie

Mon père

Pour mon frère.

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Il faut que je vous parle d'un drôle de Quercus qui a été à la base de ma vie : mon père.

Drôle de Quercus ? Mais qu'est-ce donc ?

Mon père m'a toujours renvoyé l'image d'un Chêne : grand et robuste ; il ne pliait guère devant les assauts des tempêtes de la vie et faisait face à l'adversité, quoi qu'il en coûte. 

Plein d'humour et l'esprit vif, je blague et ris souvent en pensant à lui, même si aujourd'hui, il semble parti. Je dis « il semble » car le jour de son enterrement, en plein mois de décembre, il faisait froid et gris, et il pleuvait par intermittence. Mais lorsque nous l'avons mis en terre, j'ai levé les yeux au ciel ; celui-ci était fendu d'un magnifique arc-en-ciel qui me réchauffa le cœur. Quelle probabilité y avait-il qu'à ce moment-là, en cet instant, il me fasse un signe m'indiquant qu'il était bien arrivé ?

Par la force des choses, l'histoire de sa vie fait partie de la mienne de par ce qu'il m'a transmis. Du haut de ses 11 ans, il vit déferler une guerre épouvantable issue du choix de quelques-uns. Par millions, hommes, femmes et enfants périrent, laissant autour d'eux vide et désolation. 

Manquant de bons repas plus souvent qu'à son tour, ce jeune chêne qu'était mon père ne plia pas. Lui qui voulait être instituteur se retrouva facteur.

L'armée voulut le casser, il résista. Les haines et autres folies meurtrières arrivèrent enfin à une accalmie, laissant tout un chacun se plonger dans la reconstruction, malgré les stigmates des conflits et le manque de tout. Sur les notes de l'amour, il composa avec notre mère (la seule femme de sa vie durant 60 ans) quatre enfants, dont 3 filles.

Mon frère fut le troisième enfant qui, d'une santé fragile, eut la lourde tâche de ramener le sourire au cœur de ce foyer endeuillé par la mort de notre deuxième sœur.
Quant à moi, petite dernière pleine de vie, toujours remuant, à poser mille questions, à vouloir faire mille choses, j'observais ce grand chêne sûr de lui.

Sans bruit, la vie s'est écoulée. Le temps a passé.

Il reste pour moi une force, une inspiration profonde et un regard unique tourné vers le ciel.

Repose en paix mon père, même si régulièrement, mes pensées me conduisent vers toi
et que celles-ci doivent souvent te déranger dans ce repos bien mérité.
Mais je ne serais plus ton « petit poison » si je ne le faisais pas !

Voici donc mon écrit, avec humour mais tout à son honneur. 

Petit clin d'œil à mon frère qui me l'avait suggéré : écrire sur notre père, belle idée ! Sève, oxygène, racines, feuilles envolées, il est ce microcosme qui fait de nous ce que nous sommes et ce que nous serons.

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Ce qu'il faut savoir pour mieux comprendre le contexte et les jeux de mots de cette drôle d'histoire :

  • Le Châtaignier (Castanea) et le Hêtre (Fagus sylvatica) sont de la même famille que le Chêne (Quercus), qui peut être plusieurs fois centenaire.
  • Le rhytidome (l'écorce du Bouleau) était tressé en lanières et utilisé en Russie pour fabriquer des chaussures appelées lapti. Il sert encore dans l'Himalaya de support pour écrire des mantras sacrés.
  • Le Geai des chênes, passereau au plumage bigarré, imite parfaitement la buse.
  • La Buse est de la famille des Accipitridés (Acci pour les intimes ^^).
  • Mon père était un bon vivant qui adorait, entre autres choses, découvrir à l'occasion certains nectars de Bacchus et se régaler de champignons : Girolles et autres Chanterelles, dont le point commun est la forme, « Kantharos » signifiant « coupe à boire ».

Eclairage sur les personnages utilisés dans ce conte étrange :

  • Marius, le vieux chêne, est toujours d'attaque malgré ses immenses branches tordues.
  • Léon, le châtaignier (Castanea) discute avec André, le hêtre.
  • Bernard, le jeune chêne nouvellement implanté, fait beaucoup parler. Plein d'humour, il est de la même famille qu'eux et semble apporter un souffle nouveau au vallon.
  • Ferdinand, le bouleau, semble quant à lui, être sur le point de vivre ses derniers jours. Enfin, toujours d'après les on-dit...

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Le vallon, majestueux, étendait au soleil sa verdure, telle une cape magnifique. Le soleil ondoyait sur les petites bosses qui, de ci, de là, apportaient une rondeur maternelle au paysage. Le ciel bleu, parsemé de petits nuages blancs cotonneux, renforçait la verdeur des lieux. On pouvait sentir la force que la Nature donnait à cet endroit retiré, que seuls quelques promeneurs amoureux des lieux traversaient parfois.

Marius, le vieux chêne, faisait de son mieux pour maintenir ses branches alourdies par les centaines d'années. Celles-ci se tordaient vers le sol, tant et si bien que certains promeneurs lui faisaient l'affront de s'asseoir dessus. Il y a fort longtemps, un jeune couple d'humains avait même tracé au couteau quelque cœur idiot, dont la cicatrice l'avait marqué à jamais.

Au loin, un geai laissait entendre son chant strident. A qui pouvait-il bien s'adresser ?

Sûrement à Bernard, ce jeune Chêne que Marius venait d'accueillir il y a peu. Il lui rappelait sa jeunesse... Lui aussi avait traversé la guerre, laissant quelques cicatrices dissimulées en son cœur.

Il aimait partir sur les routes, poussé par un vent de jeunesse, son sac à dos ne contenant que le strict nécessaire. Il aimait apporter son soutien aux autres, autant dans sa famille qu'en dehors ; communiquer, s'intéresser à ce qui évoluait sans cesse autour de nous ; s'amuser, lire. Puis le grand Cercle de la vie l'avait rattrapé. Durant ses dernières heures en tant qu'homme, il avait beaucoup souffert de ce crabe infecte qui, au final, avait eu raison de lui. Cela ne l'avait pas anéanti, juste transformé. De poussière, il était redevenu peu à peu ce Chêne qui reverdissait, grandissait et se renforcerait au fil des saisons.

Depuis quelques années, Marius prenait soin du petit Bernard, issu comme lui des plus belles lignées normandes. Il aimait beaucoup sa compagnie, qui lui apportait une nouvelle jeunesse. Un jour, dans quelques centaines d'années, Bernard le remplacerait au cœur de la forêt de Meudon, fière essence tournée vers l'Observatoire et le futur étoilé que la Nature voudrait bien lui laisser voir.

Bernard était fier de ce qu'il avait laissé durant son passage en tant qu'homme.
83 ans... une poignée de minutes. Mais des années bien remplies par beaucoup de travail et une famille qui perdure aujourd'hui, de racines en feuillages, d'enfants en petits-enfants. Certains le rejoindraient bientôt, après une vie également bien remplie.

En attendant de les revoir, il faisait ce qu'il avait toujours fait de mieux : communiquer avec humour...

- Léon : Tiens, j'ai parlé à la famille Kantharos ce matin.

- André : Ah, les chanterelles sinueuses près du petit Robert ?

- Léon : Non, les chanterelles violettes, à quelques racines de Bernard, le jeune chêne.

- André : Ah, celles-là ! De vraies concierges ! Et elles t'ont dit quoi ?

- Léon : Que Bernard est plein d'humour et qu'il raconte beaucoup d'histoires très intéressantes. Les oiseaux feraient même d'immenses détours pour venir l'écouter !

- André : Ah, ben ça c'est une bonne chose ! Quitte à être ensemble pour un bout de temps, autant rigoler dès qu'on peut !

- Léon : Je suis bien d'accord, mais là, il envoie du bois ! J'ai croisé plusieurs centaines d'espèces de Quercus dans ma vie, mais alors lui, il est unique, crois-moi !

- André : Ce sont des choses qui arrivent...

- Léon : Quoi donc ? D'envoyer du bois ?

- André : Non, d'être unique. Regarde ce vieux Marius...

- Léon : C'est vrai, il est unique. Mais tu sais, il n'y a pas plus polymorphe qu'un chêne.

- André : Certes, mais combien de fois s'est-il adapté aux circonstances les plus improbables ? Je serais bien incapable de les compter !

- Léon : Eh oui, un sacré costaud ce vieux Marius ! Mais pour en revenir à Bernard, le petit nouveau, les Kantharos ne savaient pas trop sur quelle racine danser. Bernard semble être un sacré farceur. Impossible de savoir s'il blague...

- André : C'est-à-dire ?

- Léon : Il paraîtrait qu'Acci, la buse, se vantait d'être parmi les espèces les plus protégées en France mais qu'elle devait partir. Une allergie au Bouleau l'empêcherait semble-t-il de rester plus longtemps...

- André : Arrête de me prendre pour un gland ! Je ne suis pas né de la dernière pluie, moi. C'est sûrement une plaisanterie. Et d'où tire-t-il l'information ?

- Léon : C'est la question que le père chanterelle lui a posée. Et figure-toi que Bernard lui a répondu, du tac-au-tac, que c'était son petit geai qui lui avait dit ! Ferdinand le bouleau aurait blanchi à cette déclaration !

- André : Pauvre Ferdinand. En même temps, tout le monde sait qu'aussi pure soit sa bétuline, il pourrait bien finir en lapti ou en support pour écrire des mantras. A choisir entre les deux, tu prendrais quoi toi ? La chaussure ou le grimoire ?

- Léon : Ma foi, je choisirais plutôt le support pour écrire des mantras sacrés. Je préfère finir admiré par mille yeux que piétiné toute la journée dans la poussière ou la boue. Ça plairait sûrement à Bernard tiens, lui qui adorait lire des livres. Il a même proposé aux petites chanterelles de leur raconter des histoires pour les endormir le soir.

- André : C'est sympa ça. J'espère que nous les entendrons aussi. Mais dis-donc, Léon, en parlant d'histoires, il y en a une qui traîne en ce moment, surtout le samedi. On voit passer de plus en plus de randonneurs avec des gilets jaunes, très agités quand ils parlent d'un certain Castaner... serait-ce un de tes rejetons ?

- Léon : Je l'ignore encore, mais j'enquête. Peut-être une mauvaise interprétation de Castanéa. Mais ça ne me plait guère cette histoire. Beaucoup de violence et de dédain, ce n'est pas le genre de la famille. J'espère que ce n'est pas le début d'une dégénérescence...

- André : Ou alors, il a contracté le chancre de l'écorce, d'où cette attitude loin d'être à l'image de la famille...

- Léon : Je te remercie pour ta sollicitude, André. Je vais creuser le sujet. On se donne rendez-vous au coucher du soleil, comme prévu ?

- André : Oh que oui ! Je ne voudrais pas manquer la nuit des étoiles filantes !

- Léon : Tu m'étonnes ! J'adore ce spectacle ! Bonne journée André.

- André : Bonne journée Léon.

Peu à peu, l'ombre étira l'empreinte des grands arbres et le vallon fut bientôt plongé dans la nuit. La lune éclairait à nouveau leurs branches et les étoiles emplissaient tous les yeux. Certaines comètes commencèrent à balayer l'espace, traînées fugaces d'un espace millénaire qui n'en n'était qu'à ses balbutiements.


Sylveen S. Simon - Juin 2019
Fragment de vie - Mon père