Textes poétiques

Gomme de broue

Petite anecdote hors du temps (2 866 mots)

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Inlassablement, j'allais chaque jour au travail. Chaque matin, je forçais mon énergie à démarrer mon corps comme on met en route un vieux moteur. Plein de courage, malgré tous les ennuis qui me collaient à la peau comme l'huile brûlée sur un vieux carburateur, je continuais à travailler pour cette entreprise qui me traitait comme une ressource de peu de valeur. Une pièce remplaçable, malléable à souhait.

Au fil des années, moi et bien d'autres étions devenus les esclaves d'une société où seuls l'argent et l'apparence semblaient avoir de l'intérêt. J'avais beau travailler de toutes mes forces, mon salaire était de plus en plus maigre, tout comme ma carcasse. J'étais usé par cette vie de labeur. Mes chaussures ressemblaient aux pneus rechapés d'une veille berline. Quant à mes vêtements, j'en avais peu et la plupart étaient rapiécés. Mais je m'arrangeais toujours pour rester propre, masquant l'usure aux regards inquisiteurs comme je le pouvais.

Ce matin-là, j'avais attrapé mon vieux pardessus et mon chapeau gris et je m'apprêtais à sortir.

- Hey, P'pa, attends ! Ne sors pas comme ça, il pleut des cordes. Tu vas être trempé...

- Ne t'inquiète pas fiston, j'ai l'habitude.

- Mais prends au moins le parapluie de maman... s'te plaît, moi j'ai une capuche.

- C'est bon, j'suis pas en sucre tu sais. Ce n'est pas un peu de pluie qui va me faire fondre.

J'avais beau sourire, je ne lisais que de la tristesse en retour dans les yeux de mon garçon.

- Passe une bonne journée mon fils. Et n'oublie pas de donner à l'intendant le dernier chèque pour ton voyage.

- Oui, merci P'pa.

- De rien fiston. J'suis vraiment très content que tu puisses partir pour poursuivre tes études en France. Tu vas apprendre plein de choses dans cette université !

- Ouais, j'suis super content aussi ! Plus que trois jours et je serai là-bas... Passe une bonne journée. Et n'en fais pas trop ! T'as vraiment l'air crevé...

Le temps d'un clin d'œil complice, la porte s'ouvrit sur un éclair et se referma sur un roulement de tonnerre. J'avais beau raser les murs, je fus bientôt totalement trempé. D'habitude, j'arrivais toujours cinq à dix minutes en avance mais ce jour-là, j'étais arrivé à mon travail avec cinq minutes de retard, ce que ne manqua pas de me faire remarquer le chef d'atelier.

- Ce n'sont que cinq minutes, M'sieur Charles. J'vais pouvoir les rattraper c'midi et...

- Je vous demande juste d'arriver à l'heure ! Ce n'est quand même pas si compliqué !

- Eh bien, l'orage a...

- Ne perdez pas de temps à discuter. Si vous n'êtes pas à votre poste dans deux minutes, je vous retire un quart d'heure sur votre salaire !

- Oh, non M'sieur Charles, j'me dépêche, ne vous en faites pas !

J'avais jeté mes affaires trempées dans mon casier. J'avais mis mes chaussures de sécurité, y glissant mes pieds mouillés dans mes chaussettes trouées. Puis, j'avais enfilé rapidement ma blouse, que je boutonnais tout en marchant jusqu'à mon poste de travail.

Monsieur Charles regarda sa montre et sortit son carnet. Il notait tout, y compris les temps de pause. Dans l'atelier, les machines martelaient le silence, imposant leur cadence. Les ouvriers n'avaient pas le droit de parler. La journée passa comme toutes les autres, sans aucun attrait.

Au moment de partir, j'avais remis mes affaires toujours trempées et j'étais rentré chez moi, épuisé, comme tous les soirs. J'avais pris une douche bien chaude et je m'étais frictionné. Malgré ça, j'avais le sentiment que mes pieds restaient froids. Cette nuit-là, je me souviens avoir ajouté une couverture sur mes jambes pour faire disparaître cette désagréable sensation qui me glaçait les os et me donnait des frissons.

Je n'ai pas réussi à t'effacer ce jour-là...


Le surlendemain, je regardais mon fils faire ses bagages avec un grand sourire aux lèvres.

- P'pa, j'essaierai de te rapporter des trucs sympas. Et en attendant mon retour, tu vas me promettre de prendre bien soin de toi, ok ?

- Mais t'inquiète pas, j'suis pas né de la dernière pluie...

- Le car nous emmènera à l'aéroport dans le milieu de l'après-midi. L'avion atterrira vers vingt-trois heures. Je te téléphonerai demain matin.

- Ne dépense pas tous tes sous en téléphone. Ecris-moi juste un petit mot de temps en temps pour m'raconter si les filles sont jolies.

On se serra tous les deux un instant, nos bras se ceinturant mutuellement d'amour.

- Bonne journée P'pa.

- Bon voyage mon fils et bon séjour. Pense à t'amuser un peu aussi, mais reste sérieux, hein !

- Tu peux compter sur moi P'pa.

Cette fois, la porte se referma doucement, sur un léger signe de sa main en miroir de la mienne. Je me rappelle être allé m'asseoir dans la cuisine et avoir posé mes coudes sur la table, recouverte d'une toile cirée orange où l'on devinait quelques motifs que le temps avait effacés. J'avais posé mon front dans la paume de mes mains, laissant couler une larme avant de me ressaisir. J'avais alors attrapé mon vieux pardessus, dans lequel j'avais glissé quelques mouchoirs. J'avais dû prendre un petit peu froid l'autre jour. Mon nez se prenait pour une fontaine et je commençais à tousser. Mais c'était le dernier jour de travail de la semaine et mon courage l'emporta, rien qu'à l'idée du repos bien mérité qui approchait.

La journée fut encore plus pénible que la veille. La fièvre commençait à me faire trembler, mais je tins bon, comme d'habitude, pour ne pas voir ma paye amputée par une absence. La sirène sonna la fin de la journée. Le teint blafard, je m'apprêtais à rentrer chez moi quand le chef d'atelier m'arrêta.

- Vous n'avez pas l'air bien. Etes-vous malade ?

- Non, non, M'sieur Charles, tout va très bien !

- Parfait. Je vous attends lundi à huit heures précises. Et ne soyez pas en retard !

- Oui, M'sieur Charles. Bon week-end à vous.

Le chef d'atelier avait déjà tourné les talons. Une fois rentré, je m'étais directement glissé dans mon lit. Je grelottais. Je m'étais relevé pour aller chercher les deux couvertures qui se trouvaient dans la chambre de mon fils. Je les avais déposées sur mon lit et je m'étais recouché. A peine avais-je déposé ma tête sur l'oreiller que je m'étais endormi.

Le lendemain matin, le téléphone m'avait réveillé. J'avais attrapé le combiné posé sur ma table de nuit.

- Allo, P'pa, c'est moi ! Le voyage s'est bien passé. L'école est géniale. Le bâtiment est magnifique et le groupe dans lequel je suis est très sympa.

- J'suis très content pour toi, fiston. Et le p'tit déjeuner, comment il était ?

- Top ! J'ai mangé quatre croissants ! Il y avait un buffet pour se servir à volonté en fruits, yaourts, céréales. C'est génial, P'pa. C'est grâce à toi que je suis là. Je ne te remercierai jamais assez...

- Pas la peine de m'remercier, fiston. J'attends juste que tu travailles bien, tu sais. Avoir un bon travail, bien payé, c'est important...

- Oui, je sais P'pa... comment vas-tu ce matin ? Tu as bien dormi ? Tu tousses beaucoup je trouve...

- C'est parce que je n'ai pas encore pris mon café. Tu vois, je m'repose, comme tu m'as dit. Profite-bien et fais attention à toi.

- T'inquiète pas, P'pa. Je vais t'écrire dans quelques jours et t'enverrai quelques photos.

- OK fiston. Je t'embrasse très fort.

- Moi aussi P'pa...

J'avais raccroché le combiné juste avant une nouvelle quinte de toux. Je m'étais levé. J'avais très mal à la tête et, à n'en pas douter, une bonne fièvre bien installée qui plongeait mes pensées dans un brouillard nauséeux. Après avoir avalé un café bien chaud avec une aspirine, j'étais retourné me coucher. Lorsque je m'étais réveillé, il faisait nuit. J'avais dormi près de dix heures. Un record pour moi ! La fièvre était toujours là, mais les frissons s'étaient un peu estompés. Je m'étais fait réchauffer le restant de soupe claire de la veille, puis j'étais retourné me coucher.

Ainsi, j'avais passé la quasi-totalité du week-end à dormir. Et pourtant, je ne me sentais pas reposé. Chaque fois que je me levais, mes jambes flageolaient. J'avais bien essayé de manger un morceau de fromage avec un peu de pain rassis. Rien qui puisse me redonner de l'appétit à vrai dire.

J'avais de nouveau regagné mon lit et j'avais vite sombré dans une nuit sans rêve. Le lendemain matin, j'avais bien essayé d'émerger mais à plusieurs reprises, je n'avais réussi qu'à me rendormir. Lorsqu'enfin j'étais arrivé à m'asseoir sur le rebord de mon lit, le réveil affichait quinze heures dix. J'avais ouvert la bouche de surprise. Monsieur Charles allait sûrement me passer un savon à mon retour. Etrangement, cela ne m'avait pas inquiété. J'avais composé le numéro de l'entreprise et avait indiqué à la secrétaire que j'étais malade et que je ne pouvais pas venir travailler dans cet état. La secrétaire m'avait souhaité d'une voix bienveillante et compatissante un prompt rétablissement puis avait raccroché.

Je m'étais senti bien seul tout d'un coup. Sans le rythme effréné du travail, ni mon fils avec qui parler, la maison m'avait semblé immensément vide et froide et ma vie bien creuse. Le réfrigérateur était tout aussi vide que mon estomac. Il fallait que je sorte faire quelques courses.

J'avais acheté le strict nécessaire. Uniquement de quoi subsister. Pour mon fils, je faisais plus d'achats. C'était un tel plaisir pour moi de le voir manger et grandir en pleine santé. Sa mère nous avait quittés huit ans plus tôt, emportée par une pneumonie. Le logement et nos conditions de vie n'avaient pas été étrangers à cet effroyable destin.

Mon travail était notre seule source de revenus et le chômage de plus en plus présent partout n'offrait pas vraiment d'opportunités, ni ici, ni ailleurs. Alors, on tenait, jour après jour, pour apporter tout ce que l'on pouvait à notre enfant, lui partageant ce que l'on avait de plus précieux : notre amour.

Le jour où Martha a fermé les yeux, j'ai bien cru que le ciel s'était ouvert en deux, tout comme mon cœur. Nous n'étions que tous les deux pour son enterrement. Je serrais mon fils contre moi, le couvant de toute l'attention dont j'étais capable et l'abritant comme je pouvais sous le parapluie bleu et blanc qu'elle aimait tant.

Je n'ai pas eu le cœur de t'effacer en même temps qu'elle...


Les mois qui ont suivi le départ de mon fils en France sont un peu flous. C'est un peu comme si ma vie avait été rangée dans un tiroir que j'ai du mal à éclairer. Je me souviens être tombé malade encore un peu plus. La toux, la fièvre sans discontinuer... puis cette lettre de licenciement reçue humide dans la boîte aux lettres. La pluie n'avait pas cessé de tomber durant tout le mois, mais mon fils m'avait écrit que tout se passait bien. Il avait joint quelques photos qui avaient été pour moi de véritables rayons de soleil. La chaleur de ses mots avait réchauffé mon cœur, mes os et tout mon univers.

Les dettes s'accumulaient. Je n'arrivais pas à retrouver de travail. Il aurait fallu pour cela que ma santé soit au rendez-vous. Mais cela faisait un bon moment qu'elle prenait ses distances avec moi. Et puis, j'ai reçu un nouveau courrier de mon fils qui m'annonçait que l'employeur où il avait fait son stage lui avait proposé un contrat de travail à l'issue de sa formation. Pour la seconde fois, mon cœur s'était déchiré et le sol s'était dérobé sous mes pieds. Je n'allais pas le revoir... Je lui avais répondu que j'étais fier et heureux pour lui. Qu'une belle vie serait à sa portée en France. Que je regrettais uniquement de ne pas être à ses côtés pour le voir arpenter ce nouveau chemin. Qu'à l'occasion, peut-être d'ici la fin de l'année, j'aurai suffisamment économisé pour le rejoindre. Je n'avais pas eu le cœur de lui apprendre que je n'avais plus de salaire depuis longtemps et qu'aucun employeur ne voulait d'un ouvrier comme moi.

Deux ou trois mois s'écoulèrent encore et je fus mis à la porte de ma maison. Les huissiers ressemblaient à des croque-morts. L'un d'eux m'avait tendu un papier à signer. Son visage était grave et ne trahissait aucune compassion. Le mien était empreint de lassitude et ne démasquait aucune peur. J'avais tout juste eu le temps de remplir une petite valise, d'attraper mon pardessus et mon chapeau, et d'emporter avec moi le parapluie bleu et blanc de Martha. Mes plus beaux souvenirs étaient dans ma tête et mon cœur. Personne ne me les prendrait. La porte claqua dans mon dos. Je me souviens avoir avancé droit devant moi sous une pluie battante, ne sachant trop où aller. Et puis, il y a eu cette lumière... l'impact... mon corps mou trempé contre le sol froid... les sirènes... le silence et cette longue nuit qui n'en finissait pas.

J'ai caressé ton visage, jusqu'à ce qu'ils t'emportent à l'hôpital...


Cette voix... mon fils !

- Votre père s'est réveillé avant-hier de son comac. Sa rééducation sera longue après ces seize mois passés alité, mais il va s'en sortir. Il ne semble pas avoir de séquelles trop sérieuses...

- Merci Docteur. J'ai acheté nos billets. Nous prendrons l'avion ce jeudi. Dites-moi ce qu'il faut prévoir pour son transfert à l'aéroport.

- Pas de soucis. Je vais demander que tout soit préparé.

Le docteur s'éloigna.

- Mon fils, tu es là... tu es bien là ?

- Oui Papa, je suis là. Et je ne repartirai pas sans toi. En France, tu seras bien soigné.

- Comme tu es beau... et très élégant !

- Merci Papa.

Nos regards accrochaient nos sourires. Nous étions face à face, comme deux arbres humides reliés par un arc-en-ciel.

- Raconte-moi, mon fils...

Mon fils s'était assis près de moi et me tenait la main. Il avait commencé à parler de la réussite de ses études, sanctionnées par un diplôme. Son travail, l'achat de son petit appartement en centre-ville. Sa rencontre avec Lucy, embauchée en même temps que lui dans la même entreprise où ils s'épanouissaient tous les deux. Leurs sorties au restaurant, leurs soirées sur le port. Le soleil commençait à remplir à nouveau mon cœur. Mes yeux livraient tout mon amour à son regard pétillant de bonheur. Je me souviens de chacun de ses mots comme si c'était hier. De véritables graines d'amour à jamais plantées dans mon cœur.

Les jours qui suivirent, je pris l'avion pour la première fois de ma vie et découvris avec stupeur un pays plein de richesses et d'entraide. Ebahi, je recevais chaque mois une allocation supérieure à mon ancien salaire. Lucy était charmante avec moi et m'apprenait la cuisine locale, à la fois riche et goûteuse. Nous parlions des heures de choses et d'autres.

Puis, son ventre avait commencé à s'arrondir. Il était temps que je leur laisse de l'espace à tous les trois. Avec leurs deux bons salaires, ils investirent pour moi dans un petit studio à quelques pas de chez eux. Je leur versais un loyer ridiculement bas, et cela convenait à tout le monde. Mon fils et moi avons passé de bons moments à faire ensemble les petits travaux d'aménagement. Je me sentais bien dans ce petit chez moi.

J'ai eu par la suite la chance de vivre encore de très beaux moments où ma plus grande joie était de les voir si pleins de vie. Je faisais beaucoup rire ma petite-fille, ce qui avait le don de me rajeunir je crois. Mais même les clowns les plus habiles finissent par ne plus pouvoir dissimuler la vieillesse qui dessine sous leur masque les sillons d'une vie qui arrive au bout de son chemin. Ce matin sera pour moi la dernière sortie. Je regarde la mer. Tout est calme. Mon souffle devient court. Mon cœur se serre. Mes genoux tremblent avant de toucher le sable. Il est temps de tirer ma révérence. M'aideras-tu ?

Tantôt rosée, tantôt brouillard, je t'ai accompagné depuis tant d'années... accueille mes embruns. Respire ma bruine. Traverse mon rideau de pluie. Rejoins-moi...

Trois silhouettes faisaient face à mon cercueil qui rejoignait la terre. Derrière elles, des dizaines d'amis étaient présents, communiant en silence tout leur soutien. Lucy serrait mon fils contre elle, l'abritant avec leur fille sous le parapluie bleu et blanc qui continuerait à les protéger. Ma petite-fille tendit la main, laissant la pluie caresser doucement sa paume. Ses yeux toujours remplis de l'étonnement de l'enfance regardaient les gouttes danser sur sa peau. La petite ondée cessa, laissant la place à un magnifique rayon de soleil. Mon fils leva les yeux juste à temps pour voir se dessiner un fugace arc-en-ciel. Puis il regarda sa fille qui lui souriait. Le message était transmis. Je pouvais m'effacer.

Je suis la bienfaitrice des âmes, la source du renouveau. Je peux pratiquement tout effacer sur cette terre. Mais que suis-je aujourd'hui pour les hommes ? Aucun corps nu n'ose plus depuis longtemps s'aventurer à danser sous mes caresses au son d'un tambour. Il me semble pourtant que c'était hier...


                                    Sylveen S. Simon
                                     Les écrits de Sylveen - 07/03/2021