Textes poétiques
Héphaïstos
Une nouvelle d'hier et d'aujourd'hui...
Vendredi 19 juillet 2019
Je suis de retour en Sicile. Je goûte depuis deux jours aux plaisirs de cette île merveilleuse que j'aime à retrouver dès que cela m'est possible.
Hier, j'avais posé mes valises chez des amis, à Sciacca, au sud-ouest de l'île. Leur chaleureux accueil me permet à chaque fois de décompresser en quelques minutes.
Aujourd'hui, je fais une pause détente à Agrigente et j'en profite pour jouer les touristes et revoir la vallée des temples. Demain, je rejoindrai la région de Catane où m'attendent mes confrères sismologues et volcanologues. L'Etna fera l'objet de nos prochains jours de travail en commun.
Ce géant bouillonnant de 3 330 mètres d'altitude offre un sol volcanique qui donne une grande vigueur aux oliviers, dont les fruits produisent une huile d'olive exceptionnelle aux notes ensoleillées de tomate et d'artichaut. Environ neuf cent mille personnes vivent sur ses pentes et ont appris à y demeurer malgré ses explosions de colère. La lave et le lapilli se sont dégradés en un sol noir, poussiéreux et fertile en raison de leur forte teneur en minéraux, qui favorisent le développement des plantes. J'ai hâte de le revoir, au même titre qu'un vieil ami.
De retour à mon hôtel, je me prépare pour le dîner et décide de descendre un peu plus tôt pour prendre un verre en terrasse. Je m'installe à une petite table en fer forgé, dont le plateau est recouvert de mosaïques bleues et blanches qui rappellent la Grèce.
Un homme est installé à une petite table face à la mienne. Son visage me laisse une sensation de déjà-vu. Sa barbe blanche et courte, parfaitement taillée, encadre son visage buriné et bronzé. Il commande un Etna. Cette boisson est composée de 4 cl de jus de pamplemousse, 3 cl de tequila, 2 cl de liqueur de mandarine Napoléon et de 1 cl de crème de framboise, le tout savamment préparé au shaker et servi dans un verre à cocktail, sans décoration. Un très bon choix !
Le serveur s'approche de ma table pour prendre ma commande.
- Un Etna, s'il vous plaît. Merci.
Le serveur s'éloigne pour préparer nos commandes. Mon attention se reporte sur l'homme assis en face de moi. Nos regards se croisent, s'accrochent. Un sourire malicieux fait pétiller ses yeux de braise.
- Dites-moi, que préférez-vous ? me dit-il d'une voix suave. Le cocktail ou le volcan ?
- Je suis ici pour le volcan, répondis-je en souriant.
- Vous êtes vulcanologue...
Sa voix douce et profonde me mettait en confiance et je me sentais détendue, un peu comme si je le connaissais déjà.
- Exact, répondis-je. Je n'arrivais pas à détourner les yeux de son regard envoûtant qui captait toute mon attention.
Le serveur revint et déposa sur ma table un Etna accompagné d'un petit pot d'olives. Il fit de même sur la table de mon voisin qui aussitôt me demanda :
- Puis-je me joindre à vous pour déguster ce cocktail de vulcanologue ?
Sa remarque me fit rire. Je ne mis pas trois secondes à lui proposer de s'installer à ma table. Dans un grand sourire, je fis un large geste théâtral d'invitation de la main.
- Je vous en prie...
L'homme prit son verre et ses olives et s'installa à ma table.
- Le terme vulcanologue n'est plus très utilisé de nos jours... seriez-vous archéologue, géologue peut-être... je vous vois bien faire un travail en rapport avec les roches ou quelque chose comme ça ?
- Pas tout à fait... mais j'adore m'approcher du cœur des volcans... et de ceux des vulcanologues, ou volcanologues, comme vous préférez.
- Que de mystère... et qu'est-ce qui vous attire dans le cœur des volcans ? Seriez-vous la réincarnation d'Héphaïstos...
- Dieu du feu et Maître des Volcans... vous m'avez percé à jour, répondit-il, la main sur le cœur.
Je ris de plus belle. Tous les deux charmés par notre conversation, nous décidons de passer commande du diner pour prolonger nos échanges. Une délicieuse 'caponata' accompagnée d'un 'chianti' nous est servie, ainsi que le traditionnel plat de pâtes. Les 'penne aux fruits de mer' sont parfaites, tout comme la soirée. Un 'cannoli' aux fruits confits vient clore notre repas.
Il est tard et nous sommes les derniers à table. Le serveur avait fini de débarrasser les autres tables depuis un bon moment et n'avait plus grand-chose à nettoyer. Il nous demanda si nous souhaitions autre chose.
- Oh, non merci. Tout était délicieux. Il est largement temps pour nous de prendre congé d'ailleurs.
- Très bonne fin de soirée signore e signora, nous dit-il de son accent chantant.
Nous sortons de table et nous nous dirigeons vers les ascenseurs.
- Eh bien bonsoir et merci pour cette merveilleuse soirée. J'ai été ravie de diner avec vous... oh, je me rends compte que je ne connais même pas votre nom...
- Est-ce important ? Je ne connais pas le vôtre non plus...
- Mais en effet ! Je me présente...
- Non... me coupa-t-il. Je préfère que nous gardions le mystère. Favoriser l'imaginaire est bien plus amusant. Vous ne trouvez pas ?
- Très bien monsieur l'homme mystérieux qui aime les volcans... je vous souhaite une très bonne nuit.
- Vous de même.
Contre toute attente, il prit ma main dans la sienne et la porta à ses lèvres pour y déposer un baiser. Ses lèvres étaient brûlantes. Il posa sur moi son regard énigmatique et me glissa de sa voix narcotique un « faîtes de beaux rêves... » qui me laissa bouche bée et pour le moins rêveuse quant à la nuit torride que j'aurais pu passer. Si seulement mon estime de moi était un peu plus élevée... tant pis pour moi ! Je referme la porte de ma chambre et me colle dos à elle en poussant un long soupir. Il est temps de dormir.
Samedi 20 juillet 2019
Après une bonne nuit de sommeil remplie de rêves audacieux et pénétrants, je me réveille et constate que j'ai oublié de mettre mon réveil. Zut, me voilà en retard sur mon programme. Après un rapide passage par la salle de bain, je referme mon sac de voyage et descends à la réception pour régler ma note.
Machinalement, je regarde tout autour de moi. Aucune trace de mon merveilleux compagnon de repas d'hier soir. Cet homme mystérieux m'a décidément fait grand effet. Le réceptionniste me tend ma facture et récupère la clé de ma chambre. Il m'indique que ma voiture de location est prête, qu'elle se trouve sur la place 22, me tend les clés et les papiers du véhicule, et me souhaite bon voyage. Je me dirige vers le parking et m'installe au volant de cette petite citadine, en vue de rejoindre Catane. Si tout se déroule comme prévu, j'y serai avant midi.
En effet, après deux heures quinze de route, j'arrive enfin à destination.
Je ne m'attendais pas à une telle agitation ! L'Etna semblait s'être réveillé durant la nuit. Et il paraissait vouloir faire une grosse colère. Voilà dix ans qu'il était resté sagement assoupi, ne produisant qu'assez rarement un rond de fumée, simple message destiné à nous rappeler que son sommeil ne serait pas éternel. Alors autant dire que j'arrivais à point nommé ! Je rejoignis mes collègues, très excités à l'idée du travail qui nous attendait.
Le travail fut en effet très excitant et m'absorba totalement durant toute une semaine. L'équipe était formidable et nous avancions dans une bonne ambiance.
Les éruptions étaient intermittentes. La lave s'écoulait sur le versant sud-est, celui dit de la Valle del Bove, sur plus d'un kilomètre depuis son point d'émission. Les quatre cratères situés au sommet de l'Etna sont la Voragine (formé en 1945), la Bocca Nuova (1968), le cratère nord-est (qui existe depuis 1911), et enfin le cratère sud-est (né en 1971).
Samedi 27 juillet 2019
J'adore mon métier ! L'Etna nous offre des éruptions stromboliennes. Explosions, panaches de cendres et coulées de lave sont au programme, ainsi que des fontaines de lave à partir d'une fissure éruptive que je décide de suivre de près. Le spectacle est saisissant (1).
Avec l'équipe d'étude, nous progressons vers l'angle le plus adapté pour recueillir un maximum d'informations. Au loin, nous apercevons une colonne de guides, casque de chantier sur la tête. Tandis que l'équipe commence à recueillir des données, je m'approche du groupe de guides. L'Etna passionne, cela va sans dire. J'en profite pour prendre encore d'autres films et clichés. Les personnes présentes sont époustouflées par la scène incroyable (2) qui se déroule sous leurs yeux.
Tandis que j'avance pour contourner la crête, je le vois soudain. C'est lui, l'homme du diner ! Je m'approche pour m'assurer que je ne rêve pas. Vêtu d'un jean rentré dans des chaussures de marche, d'un sweat rouge à capuche et d'une simple casquette, son regard scrute le cratère d'où s'échappent les volutes nerveuses d'une épaisse fumée noirâtre. Sa tenue et sa façon d'être accentuent ma sensation qu'il s'agit peut-être d'un baroudeur solitaire. Mais je ne veux pas me forger de lui une opinion à partir de fausses certitudes. On ne vient pas sur l'Etna par hasard...
Plus je le regarde et plus j'ai l'impression de l'avoir déjà croisé, il y a longtemps... mais où ? Quand ? Hier soir, ma mémoire m'avait fait défaut. Sans doute mon pauvre cerveau s'était-il laissé gagner par les émotions, l'Etna et le chianti s'ajoutant au reste ! Mon néocortex avait été endormi par mes cerveaux reptilien et limbique. Mais je misais plutôt sur une couardise de ce dernier qui avait dû bien s'amuser à décupler le plaisir ressenti pour me faire perdre toute notion de raisonnement.
Je m'approche encore. Nos regards se croisent. Il me sourit. Son regard pénétrant me fige sur place.
- Il va falloir que je le calme... dit-il doucement en souriant.
Je souris à mon tour avant de lui répondre :
- Alors, c'est ça votre métier ? Vous vous précipitez au chevet des volcans qui se réveillent pour les endormir ?
- C'est là le rôle d'Héphaïstos...
- C'est amusant car en vous voyant dans cette tenue, j'ai eu l'impression de vous avoir déjà rencontré... et même, en y réfléchissant bien, il me semble que c'était ici même. Non ?
- C'est exact. Nous nous sommes rencontrés ici même... la dernière fois, il y a dix ans.
- Dix ans... oh mais oui, c'était lors de la précédente éruption de l'Etna ! Cela me revient maintenant. Vous m'aviez posé tout un tas de questions sur l'utilité des minéraux contenus dans le sol pour les cultures environnantes. Si vous n'êtes ni volcanologue, ni sismologue, ni géologue, pourquoi vous intéressez-vous de si près à l'Etna ?
- Je ne m'intéresse pas uniquement à l'Etna... Je rends visite à tous les volcans du monde ; un peu comme à de vieux amis...
- De vieux amis... c'est... exactement ce que je pense d'eux. C'est assez troublant.
- Que nous pensions la même chose ?
- Oui...
- M'autorisez-vous à vous accompagner ? Sur le chemin, je vous dirai tout de moi.
- Si vous souhaitez venir avec moi, il va falloir vous équiper. Vous n'avez même pas de protection sur votre tête !
- J'ai une casquette... et une capuche, dit-il sur un ton faussement sérieux.
- Très drôle... venez !
Je rejoignis mon groupe d'étude afin de faire équiper mon étrange ami, lequel fraternisa sans aucun mal avec tout le monde.
Plus je le regardais et plus je m'interrogeais. Il semblait vraiment très à l'aise. A croire qu'il était chez lui à flanc de volcan.
Nous voilà enfin équipés et prêts à prendre le chemin de la découverte. Notre objectif est de rapporter différents échantillons.
- Nous allons avancer prudemment. Ne prenez aucun risque et restez près de moi, d'accord ?
- D'accord, me répondit-il toujours avec le sourire.
- Pour chaque échantillon recueilli, je ferai une photographie. Je vous demande de bien suivre la procédure dont je vous ai parlé pour ne pas faire tout ça pour rien.
- Ne vous inquiétez-pas ; je fais toujours les choses bien...
- Une dernière chose... comment dois-je vous appeler ?
- Velch.
- Velch... comme la divinité étrusque qui équivalait à Vulcain pour les romains et... Héphaïstos pour les grecs. Vous me faites marcher !
- Non. Mon nom est Velch Setlans.
Je partis dans un fou rire qui lui fit relever un sourcil d'étonnement.
- Pardonnez-moi. C'est un nom parfait pour un amoureux des volcans. C'est à mon tour de vous amuser. Je m'appelle Aglaé, Aglaé Charis. Mon père était passionné par la mythologie grecque...
Le regard de Velch ressemblait à des braises qu'on ranime. Mon cœur manqua un battement tant cet instant me paraissait intense, unique et pourtant déjà vécu. Il prit mes mains dans les siennes et murmura :
- Aglaé... nous nous retrouvons enfin. Allons voir d'un peu plus près le cœur de ce volcan et je vous dirai tout.
Notre périple vers le cœur de l'Etna me sembla hors du temps. Bercés par les grondements sourds de l'Etna, Velch et moi marchions côte à côte. Claudiquant légèrement, il me racontait ses vécus au travers de paroles d'un autre temps. Et mon cœur avait envie d'y croire.
Le soir même, tandis qu'il me raccompagnait à ma chambre d'hôtel, je le retins en prenant à mon tour ses mains dans les miennes.
- Velch, merci pour cette merveilleuse journée. Plus j'apprends à vous connaître et plus je suis tentée de croire que vous êtes la réincarnation même d'Héphaïstos...
- Aglaé, ma tendre et belle Aglaé, Grâce parmi les Grâces, je suis tenté de croire que l'on peut s'aimer à nouveau... ici et maintenant.
Cette fois-ci, ma main ne lâche pas la sienne. Je l'entraîne à l'intérieur de ma chambre, dont je referme la porte. Dans un élan passionné, nos lèvres se rencontrent et scellent à jamais nos amours sur les ailes du temps.
Après une longue nuit chaude et voluptueuse, pleine de caresses et de promesses d'un avenir radieux, bouillonnant de plaisir, nous nous éveillons dans la torpeur langoureuse de nos corps enlacés.
- Bonjour Aglaé, splendeur de mon cœur, déesse de la magnificence, gloire de mon âme...
Je lui souris. Ses yeux étaient d'une douceur surprenante ce matin, tranchant avec le regard de braise dans lequel je m'étais plongée la veille.
- Que faisons-nous à présent ?
- Nous allons nous préparer pour notre prochain voyage. Je souhaite que nous allions dans l'archipel des Tonga. Qu'en dis-tu ?
- La ceinture de feu en guise de voyage de noces ? Quelle merveilleuse idée...
- Je suis ravi que cela te plaise car je te prépare un cadeau particulier... une création, rien que pour toi.
- J'ai hâte d'y être.
Trois mois plus tard, les îles Ha'apai nous accueillaient.
Velch se mit à l'œuvre et réalisa pour moi l'écrin qui abriterait le symbole de notre amour.
Jeudi 07 novembre 2019
Nous posons le pied sur Lateiki. Cette nouvelle île, créée à partir d'une éruption volcanique sous-marine, se situe entre Kao et Late. D'environ 100 mètres de large sur 400 mètres de long, Velch y a déposé en son centre nos deux cœurs forgés de main de maître. L'œuvre est époustouflante et je reste sans voix en découvrant le travail d'orfèvre réalisé en quelques jours.
- C'est pour toi, mon amour.
- C'est magnifique ! Merci...
- Je t'aime... à jamais.
Serrés l'un contre l'autre, notre baiser fut salué par une magnifique colonne de fumée blanche, espiègle message destiné aux dieux de l'Olympe.
Au-delà de l'espace, Zeus toussote, Héra soupire, Aphrodite sourit et Dyonisos lève son verre à la santé de son vieil ami.
Sylveen S. Simon - 24 mai 2020
Éclats de printemps : « Héphaïstos » - 2 555 mots
Vidéos citées dans le texte :
- (1) voir l'éruption - 1 mn - vidéo du Dr Angela Doherty
- (2) voir la scène incroyable - 3 mn - vidéo de Giuseppe Distefano et Marco Restivo)