Anecdote

La laine couleur Lilas

Pour mon frère.

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Comme tous les ans durant huit années, nous étions cette année-là en vacances en Anjou, dans un petit village perdu au cœur de la campagne française.

J'adorais ces vacances simples que nous passions au terrain de camping de Rochefort-sur-Loire.

C'est là que je me suis retrouvée marraine d'un jeune veau que j'ai prénommé « Beauté ». Magnifique, avec de beaux yeux doux, tout noir avec un losange blanc presque parfait dessiné sur le front, il était très affectueux. J'ai l'impression que c'était hier... le lait de la ferme, l'odeur du foin, les visites alentour entassés à cinq dans la R6 TL surchauffée de mon père.

C'est là encore que j'ai appris à nager, l'été 1972. Non pas que le terrain fut inondé cette année-là, mais parce que notre voisin de tente, maître-nageur, apprenait à nager à ses enfants dans la petite piscine où tout le monde se ruait, non loin du Louet, bras angevin de la Loire, où seules les barques à fond plat se risquaient.

Certaines journées me reviennent en mémoire, souvent marquées par l'humour de mon père.

Voici donc le souvenir de l'une d'entre elles...

Il faisait chaud sous la tente. A peine réveillée, je taquinais déjà mon frère et ma sœur pour les décider à se lever. Ma mère faisait bouillir le lait, ramené de la ferme dans un grand bidon en fer blanc. Un grand bol de chocolat au lait, accompagné d'une tartine de gros pain avec du beurre et de la confiture : tel était notre petit déjeuner, autour de la petite table recouverte d'une nappe en plastique. Chacun, assis sur un tabouret pliant de camping, dont la toile tendue orange semblait aussi vitaminée que les fruits dans la corbeille posée sur la table, se dépêchait de finir son bol tout en évitant la peau formée par le refroidissement du lait.

Poupette, notre petite chienne pinscher ratier, n'était jamais bien loin. Des fois que quelque chose tombe de la table... allez savoir ! Aussi adorable que gourmande, sa petite bouille était toujours à l’affût. Son poil beige et court était mis en valeur par ses quatre petites pattes blanches. On aurait dit qu'elle portait des gants. Nul besoin de la tenir en laisse pour la promener ; elle marchait à nos pieds et ne partait en aucun cas bien loin. Très intelligente et bien élevée, à peine la tente ouverte, elle filait au fond du terrain de camping, en bord de haie, loin des tentes et caravanes, pour y faire ses besoins.

Ma sœur, mon frère et moi allions au milieu du terrain de camping pour rejoindre le bloc des sanitaires, dont l'installation rudimentaire nous satisfaisait pourtant pleinement.

La journée commença par une moue boudeuse de ma part, ma mère voulant absolument que je m'habille comme ma sœur, ce qui avait le don de m'énerver et de faire instantanément apparaître mon caractère de petit poison. Ma mère tricotait et cousait beaucoup d'affaires, surtout des jupes et des « petits hauts aaaadorables pour l'été ! » que je détestais. Ma sœur, toujours avec son menton en galoche de travers, me regardait comme si j'était un OVNI. Moi, je préférais les pantalons et les shorts, les t-shirts unis sans petites fleurs, et surtout, les affaires qui ne me faisaient pas ressembler à ma sœur. Un point c'est tout ! Cette tenue aurait vite fait de se retrouver pleine de tâches ou déchirée, m'évitant ainsi l'affront de la porter à nouveau. Non mais...

Nous partîmes en voiture pour aller visiter quelque curiosité historique si chère au cœur de mon père lorsque, sur notre route, nous croisâmes soudain... une mercerie ! Horreur, malheur, nous fîmes halte, ma mère voulant absolument trouver de la laine en vue de tricoter un pull pour mon père.

- Pourquoi veux-tu encore me tricoter un pull ? J'en ai plein l'armoire ! » dit mon père.

- Mais tu en as surtout des bleus. Tu vas choisir ta couleur de laine et je t'en tricoterai un nouveau. » lui répondit ma mère, comme si c'était une évidence.

Nous entrâmes dans la mercerie. Tandis que ma sœur observait les rubans et que mon frère attendait avec Poupette à l'entrée du magasin, j'observais mon père et restais collée à lui. Quelle laine allait-il choisir ?

- Bonjour Messieurs Dames, que désirez-vous ? » dit la mercière toute souriante.

- Bonjour Madame. Je voudrais vingt pelotes de laine pour des aiguilles en trois et demi s'il vous plait. » dit ma mère.

- Oui, quel coloris vous plairait ? » lui demanda la mercière, toujours souriante.

Là commença le jeu. Mon père me fit un clin d'œil et annonça :

- Je voudrais un pull couleur lilas »

- Lilas... oui, très bonne idée. Alors, j'ai ceci... et cela... ah, et aussi ceci à vous proposer. »

La mercière s'activait, montant et redescendant de son petit tabouret pour attraper les différentes pelotes de laine, chacune dans un coloris qu'elle jugeait lilas ou proche de l'idée qu'elle s'en faisait : mauve, lavande, pourpre, parme, vieux rose, bleu-violet, tout y passait.

- Non, ce n'est pas ça... » lui répondait systématiquement mon père.

- Plutôt plus clair ... plus foncé... moucheté... ? » ; la mercière s'acharnait à comprendre quelle était l'attente de mon père. Elle commençait à moins sourire aussi. Mais elle cherchait néanmoins d'autres échantillons de laine. Bientôt, le comptoir en fut recouvert. Ma mère commençait à se demander ce que mon père avait en tête. Et moi, je souriais car je m'attendais à une grosse blague, comme en faisait souvent mon père.

La mercière s'arrêta, totalement désemparée, et lui dit :

- Je pense que je vous ai sorti tout ce qui ressemble à du lilas ».

Mon père pointa du doigt l'étagère du bas et dit :

- Je pencherais plus pour celui-là. »

- Mais... c'est... de la laine blanche ! »

- Et alors, vous n'avez jamais vu de lilas blanc ? » lui répondit mon père.

La mercière resta bouche bée. Ma mère, comme souvent, se mit en colère et balbutia à la mercière un « je suis désolée... quel imbécile... ».

Mon père et moi étions tout sourire. Arrivés à la voiture, ma mère mit la laine dans le coffre et claqua sa portière en continuant à incendier mon père pour sa conduite.

- Non mais, tu me fous la honte hein ! Non mais, tu te rends compte ! » et patati, et patata... la tempête vocale dura un moment. C'est sans doute pour cela que je me souviens si bien de cet événement !

A l'arrière, mon frère et moi rigolions, provoquant une moue dubitative et un hochement de tête significatif de notre sœur, qui montrait son exaspération. Il faut dire que l'humour n'était pas son fort et en cela, elle ressemblait beaucoup à notre mère !

J'en ris encore aujourd'hui. Je pense que la mercière s'en est souvenu longtemps aussi...


A très bientôt pour d'autres anecdotes ! 

J'espère que celle-ci vous aura fait rire, ou tout du moins sourire.

Sylveen S. Simon - Juin 2019
Fragment de vie - Anecdote avec mon père