Textes poétiques
Laura
Laura restait attentive aux moindres changements d'humeur du monstre. Afin de ne lui laisser aucune raison de s'emporter, elle prenait grand soin de ses moindres attentes, avant même qu'il ne les formule.
Elle cuisinait et maintenait la maison propre, sans relâche, chaque jour depuis deux mois. Tobby, son petit chien, lui avait permis de tenir au début. Ils s'apportaient mutuellement tout l'amour qu'un être est censé recevoir au quotidien. Elle riait souvent de ses léchouilles, distribuées sans retenue. Si bien que le monstre en fut jaloux. Un soir, il l'emporta et jamais elle ne le revit.
Depuis, chaque nuit, ses rêves revenaient sans cesse sur les quelques bons moments passés avec son petit Tobby. Ses jappements joyeux faisaient sourire ses songes. Jusqu'à ce que le monstre l'attrape et le frappe à mort, puis emporte son pauvre petit corps meurtri. Elle se revoyait invariablement à la fin de ce cauchemar, enterrée à ses côtés par le monstre qui riait à gorge déployée. Les pelletées de terre jetées à même son visage en pleurs la faisaient suffoquer. Elle se réveillait alors en sueur, tremblant de peur sur sa couchette posée à même le sol dans la petite pièce qui jouxtait la chambre du monstre.
Alors, elle écoutait, affolée par la possibilité de l'avoir réveillé. Le silence apaisant ne lui permettait pas pour autant de se rendormir, son cœur battant la chamade un long moment. La peur et l'épuisement avaient eu raison de son sommeil, qui se raccourcissait au fil des jours. Des cernes creusaient son visage d'adolescente. Au fil des semaines, des marques, allant du jaune au marron en passant par le bleu violacé, naissaient sur tout son corps, toile blanche contemporaine d'un obscur placard citadin.
Ce matin-là, le monstre s'était levé de fort mauvaise humeur. Le confinement n'arrangeait rien à l'affaire. Tandis qu'il pestait contre la terre entière, il ouvrit son paquet de cigarettes et le tapota contre le dos de sa main pour en extraire une. Mais le paquet était vide. Dans un grognement de colère, il l'écrasa entre ses mains et l'envoya valser contre le mur.
Laura déposa la cafetière sur la table de la cuisine. Soudain, l'orage gronda derrière son dos. En quelques instants, la tempête s'abattit sur elle. La cafetière explosa contre le meuble de la cuisine. L'éclair la frappa jusqu'à ce qu'elle reste inanimée sur le carrelage froid. Son sang se mêla au café renversé, faisant naître un rouge toscan du plus bel effet sur les carreaux d'un blanc immaculé.
La tempête se calma et s'éloigna aussi brusquement qu'elle était arrivée. Laura regrettait d'avoir fugué. Après tout, sa dernière famille d'accueil n'était pas si terrible que ça. Elle avait connu pire. Elle en avait juste eu assez d'être traitée comme une gamine et avait pensé s'en sortir seule. Du haut de ses seize ans, elle s'imaginait invincible.
Lorsque Tobby l'avait trouvée au fond de la ruelle où elle comptait dormir, masquée par des cartons, elle croyait encore fermement qu'elle pourrait s'en sortir. Il avait alors renforcé sa puissante volonté de vivre et endormi la peur et la faim qui faisaient gargouiller son ventre. Le lendemain matin, ils s'étaient tous les deux installés à l'angle de la rue, face à une boulangerie. Assis sur un morceau de carton, leurs yeux imploraient les passants. De temps à autre, une petite pièce était jetée sur le carton. Bientôt, elle pourrait acheter un morceau de pain qu'elle partagerait avec Tobby.
Les souliers défilaient sans s'arrêter lorsqu'une paire de chaussures noires s'arrêta. Laura avait alors levé le nez sur un croissant au beurre dont l'odeur la mit en transe. Appâtée, elle se laissa emmener jusqu'à l'appartement. L'homme lui offrit un petit déjeuner qui la réconforta. Il lui indiqua qu'elle pouvait rester le temps qu'elle voulait. Quelques jours plus tard, tout avait basculé. Le monstre qui sommeillait au fond de l'homme s'était réveillé.
Laura entendit vaguement des coups contre la porte d'entrée. La police, alertée par des voisins que le confinement avait rendus plus attentifs, venait enquêter. Lorsqu'ils la découvrirent à même le sol, Laura les entendit appeler les urgences. Le monstre fut menotté. Dans la brume de ses pensées, Laura n'était pas certaine de ce qu'elle entendait. Le monstre... pleurait ? Elle devait sûrement rêver. Pourtant, l'écho de sanglots lui parvenaient. Laura sentit qu'on la soulevait. Son corps était transporté vers l'hôpital. Aucun soin ne serait à même de réparer tout ce qui s'était brisé en elle. Mais sans doute allait-elle survivre. Encore.
Laura s'éveilla sur son lit d'hôpital. Pâques lui avait offert ses plus beaux œufs bleus. Ils ornaient ses paupières et son corps meurtri. Une infirmière s'approcha et lui fit un grand sourire. Ses yeux compatissants et pleins de douceur apaisèrent Laura, qui se rendormit. L'hôpital était plein. Les lits venaient d'être réquisitionnés pour les malades du Covid-19. Laura fut donc transférée dans une clinique de repos de la banlieue parisienne.
Quelques jours plus tard, une infirmière l'accompagna jusqu'au petit jardin situé à l'arrière de l'établissement. Elle la félicitait pour son courage et tout en lui apportant des paroles réconfortantes, lui précisait que son état de santé s'améliorait rapidement et qu'elle serait bientôt rétablie. Une lueur d'effroi traversa le regard de Laura. Elle serait bientôt de nouveau à la rue, livrée aux monstres qui violaient les âmes d'enfants. L'infirmière calma son inquiétude en lui indiquant qu'il lui faudrait encore de nombreux jours pour se remettre totalement et qu'en attendant, elle allait pouvoir profiter de ce joli temps de printemps.
Un soleil doucereux l'accueillit, caressant ce lieu empreint de calme et de sérénité. Une femme vint s'asseoir sur le banc situé à côté d'elle. Elle leva son visage vers le soleil tout en fermant les yeux et soupira de contentement avant de s'adresser à Laura.
- Bonjour, je m'appelle Nathalie." dit-elle avec une large sourire.
- Moi, c'est Laura.
Le silence laissa la scène aux oiseaux, dont les chants emplissaient l'atmosphère d'une délicate gaieté.
- Je suis en convalescence pour quelques jours ici. Cette saleté de virus n'a pas eu ma peau ! Et toi, tu es là pour quoi ?
- Moi... je ne sais pas.
- Comment ça, tu ne sais pas ?
Laura regarda un oiseau se poser à moins de deux mètres d'elle. Il cherchait sur le sol une hypothétique miette laissée par un pensionnaire de l'établissement. Nathalie vit les yeux de Laura s'emplirent de larmes. Elle se rapprocha et sans dire un mot, l'entoura de ses bras. Laura déversa sa peine sur le chandail de Nathalie, qui continuait à la bercer doucement contre elle.
Lorsque l'infirmière vint les chercher, elle leur proposa de partager la dernière chambre double disponible. Nathalie et Laura acceptèrent de bon cœur.
Les journées qui suivirent furent plus légères. Les deux femmes s'appréciaient beaucoup. Chacune livra un peu de son passé mais ce fut surtout d'avenir dont il fut question. Nathalie élevait des chiots Berger des Shetland et était inquiète pour le dernier chiot de la portée de février, qui n'avait pas trouvé de famille d'adoption.
- C'est un mâle bleu merle très joueur. Il est plein de curiosité et je pense qu'il sera un merveilleux compagnon.
- J'adore les chiens. J'aurais aimé être vétérinaire ou travailler auprès des animaux.
- Tu as un grand cœur, Laura. Cela se voit. Que dirais-tu de me tenir compagnie dans ma grande maison lorsque nous sortirons d'ici ? Ton aide me serait précieuse car je commence à prendre de l'âge...
Les yeux de Laura étaient à la fois stupéfaits et pleins d'espoir face à cette proposition.
- Oh, Nathalie, tu penses que c'est possible ?
- Qu'est-ce qui nous en empêcherait ? Je te propose d'en parler à l'assistante sociale de l'établissement...
- Merci Nathalie ! à présent, j'ai hâte de sortir.
Le sourire de Laura illuminait la chambre double. Nathalie la serra dans ses bras. Leur vie ne serait plus jamais vide. L'amour les remplirait.
Cet été-là, Laura prit conscience de la chance qu'elle avait d'avoir rencontré Nathalie. Elle avait transformé sa vie. Ses rêves étaient désormais paisibles et les seules couleurs que prenaient sa peau venaient désormais des heures passées à l'extérieur, à s'occuper des chiens.
Assise sous le porche, Nathalie souriait de la voir si heureuse, à jouer avec les chiens. Elle déposa sa signature au bas du document d'adoption, officialisant le fait que Laura était désormais sa fille. Elle plia les papiers et les fit entrer dans l'enveloppe, qu'elle referma comme le livre d'un passé qui laissait place à une nouvelle page à écrire.
Sylveen S. Simon - 03 avril 2020 - éclats de printemps : « Laura » - 1 351 mots