Textes poétiques 

Le chemin des colombes

La vie est une route à sens unique, dont tous les chemins mènent au même point d'arrivée : la ligne de départ, qui marque l'envol des colombes.

Mais que faisons-nous sur ce chemin si précieux à arpenter ? Seul ou à plusieurs, comment le suivons-nous ? A quel rythme ? Dans quel but ?

Certains y déambulent pieds nus. Leur chemin n'est point bordé de haies de roses ni de vertes pelouses ; elles ne leur sont pas destinées. Seule une terre poussiéreuse, parsemée de cailloux, les attend. Quelques-uns d'entre eux n'en seront pas plus malheureux pourtant, leur âme ayant trouvé la bonne lumière pour les guider, comblant leur cœur d'amour, voilant leurs yeux de félicité malgré leurs ventres affamés.

D'autres avancent avec détermination dans leurs souliers usés. Ils font fi des saisons et renforcent leur volonté au gré de leurs rencontres. Pour réaliser leurs rêves, ils vivent chaque jour comme s'il était le dernier. Pour eux, la vie est un combat. Leur opiniâtreté est telle qu'ils ignorent les saisons. Et pourtant, elles passent sur eux aussi, traçant leurs sillons de souvenirs, effaçant les êtres aimés mais préservant la mémoire des heures partagées.

La majorité ne se pose pas de questions, oubliant par là-même que nous sommes tous destinés à aboutir au même endroit, quelle que soit la vitesse à laquelle nous nous y rendons, quelles que soient nos priorités ou nos actions. Ceux-là vivent et profitent dès qu'ils le peuvent, ne voulant pas voir leur impact sur ce qui les entoure. Ils avancent, telles des nuées de sauterelles, sur une terre déjà bien dévastée, consommant sans relâche, dépouillant une nature qui s'épuise. Ils roulent à tombeau ouvert et brûlent la chandelle par les deux bouts, emportant parfois avec eux dans leur folie incendiaire d'autres âmes qui auraient souhaité rester encore un peu.

Une petite poignée prend la route en limousine, bien à l'abri des intempéries. Ils font des étapes dans des villas magnifiques, mais ne sont pas hors d'atteinte des brisures hivernales pour autant. S'ils oublient l'essence même de la vie, elle ne les a pas oubliés et se réserve le droit, à tout moment, de stopper leur circuit. Rien n'y fera alors, ni vivres ni or pour le passeur, impossible à soudoyer.

A chaque saison, le chemin a ses bons et ses mauvais côtés pour tout le monde. La route est tantôt lisse, tantôt bosselée, ensoleillée ou inondée, verte et fleurie ou enneigée. Certaines vies sont des fleurs de solitude, rarement regardées, jamais cueillies, plantées sur un chemin où personne ne s'arrête pour elles. D'autres sont fauchées dans la fleur de l'âge, emportées trop vite par un vent mauvais. Mais chaque fleur a son rôle à jouer sur le chemin, qu'elle répande autour d'elle poison ou parfum.

La vie est ainsi faite. On ignore tout de sa fin, ce qui fait peur à nombre de gens qui cherchent à tout prix à se préserver de différentes façons pour prolonger le spectacle, cherchant un sens à ce jeu étrange. Ils jouent une pièce qu'ils reconduisent de jour en jour, pensant ainsi repousser la tombée du rideau.

Et puis, il y a ceux qui, ne se sentant plus à leur place, descendent sur eux-mêmes la lourde tenture, dans un dernier salut à ce monde qui ne trouve plus grâce à leurs yeux. Et pourtant, comme il est bon de s'épanouir à la lumière, de rechercher le moindre rayon de soleil, malgré les pluies récurrentes. Comme il est agréable de jouer avec les nuages et de s'envoler, l'âme légère, au gré des vents. De ne pas s'appesantir sur un hiver plus long qu'à l'accoutumée, de toujours espérer le retour du printemps et de son renouveau. D'attendre patiemment que revienne l'été, comblé de lumière et gorgé de fruits, puis l'automne avec ses couleurs chatoyantes et ses ondées pleines de vie.

Au fil du temps, le pas se fait plus lent, jusqu'au dernier banc où l'on s'assied, essoufflé. Et même si l'on regarde en arrière, on ne peut revenir sur le passé qui, déjà, commence à s'effacer, plongé dans un brouillard de plus en plus épais, brouillant les visages et les lieux.

Tout autour, le monde semble s'accélérer, laissant les petits vieux immobiles, perclus de douleurs, à contempler de leurs yeux vides un univers flou, distordant leurs pensées restées jeunes dans leurs têtes. Leurs corps, crucifiés à l'orée des buildings, sont abandonnés aux corbeaux fossoyeurs, tandis que la foule, massée sur le chemin, continue d'avancer toujours plus vite. Personne, ou si peu, ne se souviendra du dessin de leur chemin. Un simple trait parmi des milliards. Et à moins que leur sillon ne soit venu à un moment traverser d'autres routes, ils partiront comme ils sont venus, sans laisser de traces.

Quand arrive enfin le départ pour un dernier sommeil, est-ce comme dans un rêve ? Sur quoi s'éveille-t-on ensuite ? Nombre de « faux-départs » nous ont relaté la vision d'une lumière au bout d'un couloir. Formalisation psychique d'une étincelle de vie qui s'accroche ? Alors quoi, la vie ne serait qu'un cerveau dans un corps ?! Foutaises de matière grise qu'une empreinte éthérée n'a point convaincue ! Que peut-on attendre de plus de notre désir de vivre, sinon qu'il nous permette de déchirer le voile qui nous sépare de ce nouveau chemin ? Et pourquoi pas y retrouver des êtres aimés trop tôt disparus, invisibles à nos yeux mais toujours bien présents dans nos cœurs. Redécouvrir la vie sous un nouvel angle, libérés d'un corps devenu trop fragile. Tracer un nouveau chemin, illuminé par des étoiles qui ne sont que les rémanences d'autres extinctions, survivantes flammes en route vers un autre destin, animées d'un souffle inédit.

Le chemin des colombes s'illumine ainsi, de saison en saison. Le parcourir ne se compte pas en années, mais bel et bien dans le vécu de chacune des saisons passées, dans les faits et les actions. Cinquante-cinq étés me séparent de ma naissance, la plupart bien remplis et sans regrets démesurés. Juste quelques rêves abandonnés, bien rangés dans mon jardin secret, bibliothèque illusoire de mes actes manqués. Combien d'automnes me reste-t-il avant ma renaissance ? Bien moins que ceux déjà parcourus, qui n'ont cependant pas moins d'importance. Combien d'hivers annonciateurs de tourments et de printemps porteurs de joies encore à venir ? Nulle colombe ne le sait. Et pourtant, on sent quand le moment approche. L'esprit le ressent et guette malgré lui l'apparition de signes annonciateurs. L'inconscient spontané est alors libre d'exprimer à la conscience ses messages, qui seront ou non entendus, pour la plupart étouffés au cœur de la nuit, repoussés à coups de rires et de moments partagés.

Qu'importe, donc, si le froid de cet hiver, plus mordant que ses prédécesseurs, me semble plus difficile à supporter. Ce n'est qu'une impression. Il passera, comme les autres, ou marquera d'un trait la ligne d'arrivée. Je suis d'ores et déjà prête à la franchir, nouvelle exploratrice d'un enchantement millénaire.

Mais en attendant, je vis les saisons, chacune à sa juste valeur. Je vois autour de moi s'envoler des colombes, emportant avec elles les larmes de ceux qui restent encore pour suivre leur route durant quelques saisons. Je vois quelques chemins s'embellir pendant que d'autres s'assombrissent. Et je vois aussi des mains, pleines de réconfort et d'affection, qui en prennent d'autres pour les guider, les accompagner, ou ne pas se perdre elles-mêmes.

C'est aussi ça, la magie du chemin des colombes.


Sylveen S. Simon - Brisures hivernales - Le chemin des colombes
(Décembre 2019)