Fragment

Le cœur éraflé

Fragment de vie - 834 mots

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La neige qui déferlait en bourrasques froides et humides venait s'écraser sur mon visage, le martelant de petites claques amicales pour que je me ressaisisse, effaçant la trace des quelques larmes qui avaient, une trentaine de secondes plus tôt, tracé de fins sillons salés sur mes joues.

En ce dimanche 24 janvier 2021, j'avais été secouée par une tempête intérieure à laquelle je ne m'attendais pas. Laissant déferler les vagues des souvenirs qui venaient s'écraser sur mon cœur, mes pensées s'étaient noyées dans les ondes du passé. Celui-ci avait surgi, tel un monstre des profondeurs, jaillissant des livres que mon père avait tant aimés et dont il me fallait me séparer à jamais. Un crève-cœur…

Moi qui me croyais à l'abri sur la terre ferme, mon âme bien au chaud dans sa forteresse, voilà que je suffoquais sous mon masque en sentant la déchirure qui menaçait de s'étendre au plus profond de moi. Cette fois, c'était bien fini… la poussière du passé s'évaporait dans les poubelles du HLM où maman ne pouvait plus habiter. Elle avait déjà oublié tant de ces merveilleux moments qui avaient pavé son existence avec papa. Je ne pensais pas que les bribes de souvenirs, qui s'accrochaient encore aux objets de leur quotidien, viendraient en ce jour transpercer mon âme.

Comme un robot, j'ai rempli les sacs et démonté les meubles, m'interrogeant par moments sur le sens de cette vie si remplie, qui pourtant passe si vite et se résume à si peu de choses lorsqu'arrive la fin du chemin. Après maints allers et retours au local poubelles, les pièces se sont vidées une à une, laissant les traces de vie depuis longtemps disparue. Les meubles ont été démontés, leurs planches entassées dans une pièce en attendant de pouvoir être emmenées le week-end prochain à la déchetterie. Figés dans le temps, buffet et secrétaire ont résisté ; leurs vis et leurs charnières, telles des statues de sel, ne voulaient pas se rendre. Mais la bataille était perdue d'avance et ils finirent par céder sous mes derniers coups de pieds.

Il restait encore beaucoup à faire. Le temps pressait car la menace d'un nouveau confinement se profilait déjà à l'horizon. Il fallait rendre le logement au plus vite pour que maman ne paye pas à la fois son loyer et l'EHPAD, si coûteux. Les sentiments devaient se taire et l'efficacité se mettre en action. Par instants, quelques objets inanimés happaient mon âme, jusqu'à ce que je les repousse dans un douloureux geste d'abandon. Mes pensées tournoyaient, comme portées par des vents contraires.

Par bonheur, Gérard et Anthony m'ont énormément aidée par leur présence sans faille et en veillant au fait que je ne me laisse pas submerger par l'envie de conserver des choses inutiles. Je n'ai pas de place de toute façon dans mon petit studio et je ne voulais pas me retrouver envahie. Pouvoir compter sur eux a été très réconfortant.

C'est également avec un certain soulagement que j'avais vu mon frère venir le week-end précédent pour faire le tri dans les papiers et emporter quelques souvenirs avec lui. Je reste un peu triste cependant par sa décision de ne pas en profiter pour rendre visite à maman, « afin d'en garder un bon souvenir » m'avait-il dit plein d'émotion. Je trouvais ça tellement dommage. Mais chacun fait ses choix et je peux comprendre car rien n'est simple entre le vécu et ce qu'il en reste. Je ne suis pas tournée vers le passé, même si celui-ci me rattrape parfois. Je préfère mettre à profit l'instant présent pour jouir du moindre petit bonheur, rendre heureux autant que faire se peut les gens autour de moi et anticiper le meilleur futur qui soit.

Contrairement au premier week-end de vide où nous en avions profité pour parler du bon vieux temps et évoquer des souvenirs amusants, celui-ci a été bien difficile, plombé par un silence lourd et oppressant. Il ne suffit pas de se débarrasser de gravats pour que ceux-ci prennent moins de place a priori. J'ai le sentiment de rentrer chez moi avec un trou dans l'âme, une impression étrange que la vitre qui me séparait du passé a été transpercée par une balle en forme de cœur, me laissant ainsi une ouverture certes tranchante mais adoucie par un regard serein que je pourrai de temps à autre projeter au travers.

La semaine de travail qui m'attend ne me laissera aucun répit. J'ai hâte d'en avoir fini avec tout ça pour mieux reprendre le cours de ma vie, me consacrer à cet essentiel plaisant et à tous ces instants de douce quiétude qui viendront cautériser les plaies et autres éraflures plus ou moins profondes.

19 heures... Je sens déjà mon corps reprendre le dessus, aidé de ma volonté et de mon indéfectible optimisme. Fidèle à moi-même, je me cale contre les coussins et je commence déjà à me détendre avec un yaourt abricot-goyave qui m'amène un sourire de satisfaction. Je lèche la cuillère avec délectation. Le bonheur est si simple parfois…

Sylveen S. Simon - 25/01/2021