Fragment
Le refuge aux évagations
Un fragment de vie de ma mère...
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Je me dirige comme chaque semaine vers la maison de retraite où ma mère réside depuis vingt-cinq jours. Le temps est froid et humide et le jour se meurt déjà au pied des réverbères. Je parcours en moins de cinq minutes les quatre cents mètres qui me séparent d'elle.
Sa mémoire brouillonne la rend cyclothymique. Son regard inconstant l'emporte au moindre bruit dans des évagations répétées. Comment sera-t-elle ce soir ? Douce et souriante comme lors de mes premières visites, à l'occasion de son 86ème anniversaire, de Noël et de la Saint Sylvestre ? Ou bien lâchera-t-elle les sombres peurs qui depuis longtemps l'ont envahie, submergeant son corps de soubresauts larmoyants ?
Je sonne à l'interphone, puis j'entre dans le hall d'entrée. Le sapin a été retiré. Seules quelques guirlandes clignotantes rappellent que les fêtes de fin d'année se sont terminées il y a peu. Je passe ma main sous le distributeur de gel hydroalcoolique pour recueillir un peu du liquide bactéricide. Je frotte mes mains tout en me dirigeant vers la personne de l'accueil. Toujours souriante sous son masque, celle-ci prend ma température frontale et m'invite à patienter dans l'espace prévu pour les visiteurs.
Aucune autre famille n'est présente. A cause des risques liés à la Covid-19 et à l'arrivée du nouveau variant B.1.1.7, l'organisation des visites se veut très stricte. Pas plus de cinq par jour au global et une seule fois par semaine par famille. Je m'installe auprès d'une petite table ronde après avoir positionné deux chaises.
J'aperçois ma mère qui arrive lentement, accompagnée de l'aide-soignante. Cette fois, elle a pris son déambulateur, contrairement à la semaine dernière où elle avait marché fièrement au bras de l'infirmier. Son pas est plus hésitant. Ses jambes ont encore gonflé et me semblent plus violacées que la dernière fois. Elle m'aperçoit et s'écrie « Ah, c'est ma fille ! ».
- Pourquoi tu viens si tard ? me dit-elle.
- Il n'est que 17 heures maman... et c'était la seule visite encore disponible pour cette semaine.
- 17 heures ? dit-elle en regardant sa montre tant bien que mal. Ah bon, je croyais qu'il était plus tard. Et ça va durer longtemps ?
- Quoi donc ?
- Ta visite ? Tu restes combien de temps ? Parce que je veux remonter dans ma chambre pour manger à l'heure. C'est à quelle heure déjà ? demande-t-elle à l'aide-soignante.
Intérieurement, j'accuse le coup. Ce soir, elle n'a pas l'air d'avoir très envie de me voir ou de me parler. Tant pis. L'aide-soignante lui répond :
- Ne vous inquiétez pas Madame Simon, on viendra vous rechercher avant 18 heures.
- Oui, parce que là, je suis paumée moi ! Ma chambre est au deuxième étage, mais c'est laquelle ?
- Non, au premier étage. Mais ne vous inquiétez-pas, je sais où vous êtes. Profitez de votre visite !
L'aide-soignante s'éloigne. Nous nous installons autour de la petite table. Maman continue à ronchonner en regardant sa montre et en se plaignant qu'il y a des courants d'air.
- Je ne sens pas de courants d'air. Ton pull est bien chaud pourtant.
- Ce n'est pas un pull, c'est une veste. Bon, c'est combien de temps la visite ? Dix minutes ?
- Ne t'inquiète pas, je vais surveiller l'heure. Alors, comment vas-tu ?
- Bah, comme une vieille. En plus, tout le monde me regarde de travers ici. J'en ai marre.
- Ah bon ? La semaine dernière, tu me disais que tout le monde était gentil et que tu étais contente d'être ici...
- Non, tout le monde me regarde de travers. Elle roule ses yeux noirs d'un air revêche.
Pour la détendre, je la regarde en avançant ma tête et en arrondissant mes yeux :
- Tu préfèrerais que tout le monde te regarde tout droit comme ça ?
Elle rigole un peu. Un infirmier passe en disant bonjour, captant immédiatement l'attention de ma mère.
- Ah, je vous connais vous ! s'exclame-t-elle à son encontre.
- Ah bon ? lui dit l'infirmier avec un léger accent. Vous vous rappelez de moi ? C'est bien ! Alors, d'où je viens ? De quel pays ? Nous en avons parlé cet après-midi...
- Quel pays ? Bah j'en sais rien... l'Italie ?
- Non, je viens du Brésil !
- Ah, du Brésil... et vous allez me remonter dans ma chambre ?
- Pas tout de suite maman, je viens d'arriver... dis-je en souriant à l'infirmier.
- Mais il est quelle heure ?
- 17h05 maman. As-tu mangé les truffes au chocolat que je t'ai apportées la semaine dernière ?
- Les truffes ? Ah oui, j'en ai mangé quelques-unes. La semaine dernière ? Mais ça fait des mois que tu es venue me voir...
- Non, je viens te voir chaque semaine maman. Et tu n'es là que depuis le 14 décembre... ça ne fait pas un mois.
- Mais non, ça fait des mois que je suis là !
L'infirmier s'éloigne pour aller discuter avec ses collègues près de l'accueil. Ils sont une demi-douzaine à parler fort et à rire. Cette bonne ambiance fait plaisir à voir. Le lieu semble gai malgré tout, même si certains résidents, recroquevillés sur eux-mêmes, paraissent perdus dans leurs pensées. Le bruit gêne ma mère qui met ses mains sur ses oreilles et fronce les sourcils.
- Oh là là, c'est abrutissant... qu'est-ce qu'ils parlent fort ! Tout ce bruit ! dit-elle.
- Alors maman, as-tu fait quelques dessins et coloriages avec ce que je t'ai apporté pour Noël ?
- Oui, mais je me suis trompée de couleur alors, zou, j'ai tout fermé ! D'un geste de la main, elle balaye l'espace devant elle, faisant mine de jeter le cahier de coloriages.
- Mais ce n'est pas grave, tu peux choisir les couleurs que tu veux ; c'est ton dessin.
Une jeune femme s'approche et se présente :
- Bonjour, je suis l'animatrice. J'organise chaque jour des activités en petits groupes.
- Bonjour, c'est bien ça ; il ne faut pas hésiter à venir chercher maman. Les activités ne peuvent que lui faire du bien. Mais elle a du mal à sortir de sa chambre visiblement.
- Bonjour, on se connait ? lui dit ma mère.
- Oui, je suis passée vous voir pour vous apporter des chocolats, vous vous rappelez ?
- Des chocolats ?
- Oui, une boîte rouge offerte par la Mairie de Nanterre...
- Ah oui, j'ai tout mangé. Et les truffes aussi.
- Les truffes aussi ? Mais tu m'as dit que tu en avais mangé quelques-unes... Tu as tout mangé ?
- Ouais ! dit-elle en tapotant son ventre.
- Madame Simon, la semaine prochaine, je viendrai vous chercher pour participer aux activités. Mardi matin, nous ferons une petite promenade dans le parc juste en face.
- Non, répond ma mère. Je suis bien dans ma chambre ! Je suis une sauvage moi. Je veux voir personne ! En plus, on m'a volé une... tu sais... dit-elle en me regardant.
- Quoi donc maman ?
- Les petits personnages dorés qui dansent... on m'en a volé un ! J'en avais deux.
- Mais non maman. Je ne t'ai apporté qu'un seul des deux trophées de danse que tu avais gagné avec papa en vacances. Tu n'as pas beaucoup de place et les deux sont identiques...
- Non, j'en avais deux et on m'en a volé un !
- Maman, l'autre est chez toi. Je te l'apporterai la semaine prochaine si tu veux...
- Hein ? Au 6 rue de Paris... les petites nénettes, elles m'ont volé mon logement !
- Maman, tu habites au 8 rue Michel Vignaud... Le 6 rue de Paris, c'était chez ta mère... il y a soixante-dix ans que tu n'y vis plus. Et personne n'a volé ton logement.
La voilà qui refronce les sourcils.
- Tu veux faire croire que je suis dingue, hein ?
- Maman, tu as ta chambre maintenant ici. Et bientôt, il va falloir que je rende le logement aux HLM tu sais bien. On en a déjà parlé...
- Et pourquoi tu ne le prends pas toi ?
- Maman, un HLM est un logement qu'on te loue. Il ne t'appartient pas. Et tu ne pourras pas à la fois payer un loyer et ta chambre ici.
Une petite larme coule doucement le long de son nez. De sa main gauche, elle frotte sa tête en la penchant.
- Mais qu'est-ce que je vais devenir ? Tu vas dire à tout le monde que je suis dingue, hein ?
- Mais non, maman, c'est juste ta mémoire qui te fait défaut. Mais ce n'est pas grave. Je t'apporterai le deuxième trophée la semaine prochaine. Tu ne veux toujours pas la télé dans ta chambre ?
- La télé ? Non, j'en veux pas.
- Et un peu de musique ? Je peux t'apporter ta petite chaine radio si tu veux...
- Oh, je ne sais pas utiliser ça moi !
- On vous mettra de la musique, répondit l'animatrice. Je vous laisse discuter et je viendrai vous chercher lundi pour l'activité peinture, d'accord ?
- Oh là, de la peinture ? Je vais me salir... c'est que je n'ai qu'une seule robe, moi !
- Maman, tes affaires sont dans ton armoire... je t'ai apporté des porte-manteaux, tu te rappelles ? Et les derniers vêtements que je t'ai achetés sont plus chauds que cette robe.
- Une armoire ? Mais j'ai pas d'armoire !
- Si, tu as une armoire dans ta chambre... tu verras en remontant.
- Ah oui, quelle heure il est ? Il faut que je remonte manger.
- Il est 17h20 maman, on a encore du temps...
L'animatrice prend congé et un jeune homme s'approche et se présente. C'est le psychologue.
- Bonsoir, ça fait plaisir de vous voir en bas Madame Simon... c'est Bernadette, c'est ça ?
- Oui, Bernadette, c'est moi. Je vous connais vous !
- Oui, on s'est déjà vus... vous vous rappelez mon prénom ?
- Ma foi non ! Mais vous avez de très beaux yeux.
- C'est gentil, merci. Comment ça va ?
- Comme une vieille, répond comme d'habitude ma mère.
- Il y a des hauts et des bas, dis-je en dessinant dans l'air de mon index un mouvement ondulatoire. Ce n'est pas simple.
- Et tu ne m'as pas apporté de chocolat ! me dit-elle soudain.
- Pas à chaque visite, maman. Regarde tes jambes comme elles sont gonflées. Si tu marchais plus et que tu faisais des activités, je t'en apporterais plus souvent. Mais là...
- Oui, il faut marcher Madame Simon. Votre fille a raison.
- Il faut que je remonte, dit-elle soudain en regardant sa montre, visiblement agacée.
- Je vais demander à un aide-soignant de vous remonter. Je passerai vous voir lundi. Bonsoir.
- Lundi ? On est quand là ?
- On est jeudi maman.
- Et quand est-ce que tu reviens me voir ?
- Vendredi de la semaine prochaine. Je viendrai à 14 heures cette fois. C'est le rendez-vous qu'on m'a donné.
- Ah, il faut que je le note... parce que tu sais, ma mémoire, c'est plus ça.
- Je te l'ai noté la semaine dernière maman.
L'aide-soignant s'approche et reconduit doucement ma mère vers l'ascenseur.
- Bonne soirée et bonne nuit maman.
Elle me fait un petit signe de bisou et dit à l'aide-soignant :
- Il faut tirer mon volet parce que sinon, j'ai froid la nuit. Moi je n'y arrive pas, il est trop dur.
- Je vais vous le fermer, lui dit l'aide-soignant.
Je me dirige vers l'accueil.
- Je peux peut-être prendre les rendez-vous pour février si ça ne vous dérange pas ?
- Oui, bien sûr. Vous avez raison car ça se remplit vite.
- Oui et avec un rendez-vous par semaine, tout le monde doit essayer d'avoir le week-end ou la dernière visite de 17h en semaine.
- Oui, mais vous savez, très peu de gens viennent chaque semaine comme vous. Votre maman a beaucoup de chance !
- Si seulement elle s'en rendait compte... en même temps, j'habite juste à côté, donc c'est facile pour moi.
- Oui, mais quand même. Je vous assure que c'est rare.
Une fois les rendez-vous pris, je repasse mes mains au gel hydroalcoolique avant de sortir. C'est le protocole. Une petite bruine m'accueille en même temps que la buée sur mes lunettes. Le masque n'aide vraiment pas il faut dire. Je fais le chemin en sens inverse. Je suis presque arrivée chez moi mais je décide d'aller marcher un peu, afin de faire le tour du quartier et de vider un peu ma tête des événements de la journée. Je sais que ma mère est bien entourée là où elle est, mais cela reste toujours un peu poignant de la voir sans pouvoir vraiment converser avec elle.
Mon magasin alimentaire préféré est en travaux. J'ai hâte de le voir rouvrir. Le poissonnier commence à rentrer ses étalages extérieurs. Il y a la queue devant la boulangerie mais les rues sont quasi désertes.
Le froid et la pluie m'incitent enfin à rentrer au chaud. Enfin, tout est relatif : j'arrive à avoir une température entre 18 et 19 degrés chez moi. C'est déjà bien qu'avec ce vieux radiateur, je puisse maintenir une consommation en baisse. Je cueille sur ma terrasse quelques épinards pour me faire une salade. C'était une riche idée que de les planter l'année passée. Ils auront bien donné, tout comme les tomates cerises que je replanterai dans quelques mois.
Je descends mes volets et décide de lire un peu. Mon fils m'a offert pour Noël un roman de l'univers Star Wars qui me permet de m'évader de ce monde étrange dans lequel je vis.
Mon père adorait les livres et lisait beaucoup, contrairement à ma mère. Je ne peux pas m'empêcher de penser à lui à chaque fois que j'en ouvre un. Je ne peux même pas apporter une revue ou un livre à ma mère car ça ne l'intéresse pas. Alors, je lui ai apporté des coloriages et un jeu de dominos. Mais même ça, elle a du mal, ce qui me désole un peu.
Au moins, je ne vois pas sa maison de retraite comme un mouroir, car le personnel est très attentif et l'ambiance se veut plutôt gaie. Je pense que mon cœur aurait été plus lourd si ça n'avait pas été le cas. Les choix étaient restreints et avoir fait le bon m'apporte un certain réconfort qui allège ces quelques moments délicats.
A moi de n'en conserver que le meilleur, comme d'habitude.
De chacune de mes visites, j'essaierai de ne garder que le bon côté. Un partage, même fugace, de bons souvenirs. Même rares et tout petits. C'est toujours ça de pris. De petits pépites que je viendrai rechercher plus tard au fond de la rivière de mes pensées, tel un chercheur d'or des temps oubliés.
Sylveen S. Simon