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Le Secret d'El Ojo

Image créée par Sylveen S. Simon - février 2025 - à partir de l'outil Microsoft Bing.
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Vultur Gryphus n'était qu'un point à peine visible dans l'immense ciel argentin. Porté par les courants ascendants et guidé par un appel ancestral, il dériva vers l'est. S'éloignant de sa zone de chasse habituelle, il survola les méandres du delta du Paraná, où la nature tissait jour après jour des mystères impénétrables. Décrivant de larges cercles, le grand condor amorça lentement sa descente.

Il y a fort longtemps, les peuples quechuas l'avaient dessiné au sein de leurs constellations. Les incas vénéraient le condor qu'ils nommaient Kutur-Kuntur. Il était pour eux le dieu de l'air et un messager. Avec son envergure impressionnante et sa capacité à voler à très haute altitude, il était vu comme un protecteur. Les anciens le considéraient comme un guide spirituel, capable de relier le monde des vivants à celui des esprits. Il jouait un rôle clé dans les rituels et les légendes.

Le regard du condor s'aligna sur le site d'El Ojo, une île légendaire connue pour sa forme circulaire et son mouvement de rotation. Celle-ci semblait flotter, comme un œil vigilant au milieu des eaux limpides et froides qui circulent tout autour, contrastant avec les eaux boueuses et chaudes du delta. Ses rivages, souvent enveloppés d'un épais brouillard résultant de la rencontre entre l'air chaud et les eaux fraîches, donnaient l'impression que l'île se cachait derrière un voile de magie. La végétation, luxuriante et sauvage, protégeait ce site énigmatique. Chaque son était déformé et amplifié par le vent, et les chants d'oiseaux résonnaient comme des murmures anciens, porteurs de légendes oubliées. Au centre de l'île, des arbres aux racines tentaculaires masquaient une clairière qui abritait une pierre circulaire grise et noire, gravée de symboles aujourd'hui presque effacés. En son centre, un étrange miroir d'eau cristalline reflétait le ciel avec une netteté surnaturelle. A la tombée de la nuit, l'eau émettait une lueur phosphorescente et les étoiles paraissaient plus proches, comme si elles veillaient sur ce sanctuaire caché.

Les anciens habitants locaux racontaient des histoires de voyageurs égarés qui auraient ressenti une étrange attraction vers El Ojo, comme un appel silencieux mais irrésistible. Certains parlaient même de rencontres avec des êtres mystérieux, aux yeux brillants et aux silhouettes évanescentes, qui seraient les gardiens de l'île. Pour eux, El Ojo était une frontière entre le monde visible et l'invisible, entre le réel et le fantastique. Ceux qui avaient osé s'y aventurer pour percer ses secrets n'étaient jamais revenus. Quant à ceux qui s'en sont approchés d'un peu trop près, ils n'ont plus jamais été les mêmes. Comme si leur esprit était resté sur place, laissant dans leurs yeux un perpétuel étonnement et un vide sidéral.

Tandis que la nuit venait d'éteindre le soleil, le condor vint se poser près de la pierre et s'en approcha sans bruit. Puis il se mit à pousser quelques sifflements et des sons résonnants, aussitôt étouffés par le brouillard environnant. Au centre de la pierre, l'eau commença à émettre une lueur plus forte et finit par entrer en résonnance. Soudain, la roche vibra plus fort, laissant apparaître à sa base un escalier en pierre qui s'enfonçait sous terre. Une frêle silhouette émergea lentement de cet antre mystérieux. La jeune fille observa le condor. Celui-ci ne bougeait pas et ne semblait nullement effrayé par sa présence. Telle une princesse tout droit sortie d'une légende, la demoiselle fit deux pas vers le volatile et s'agenouilla devant lui. Le condor déposa sur le sol son œuf unique. Un trésor. Puis il déploya alors ses larges ailes et inclina sa tête vers le sol face à elle. La scène était surréaliste. L'air semblait vibrer et les envelopper dans une bulle qui frémissait en leur présence. Tous deux immobiles, ils restèrent ainsi quelques minutes quand soudain, un léger bruit de craquement les fit sursauter tous les deux, interrompant le charme. Le condor prit son élan puis s'envola lourdement. La jeune fille scrutait la nuit sans bouger. Le silence se fit pesant. Une silhouette se détacha de l'ombre d'un arbre et s'avança. Une voix masculine, un peu hésitante, se fit entendre.

  • Bonjour… euh, désolé si je vous ai dérangée… je ne voulais pas… vous effrayer…

La jeune fille rangea l'œuf dans son bissac et se releva doucement. Elle tira le long de son dos une épée qui miroita sous la lumière de la lune.

  • Tu ne m'effraies pas, étranger. Que fais-tu en ce lieu et en cet instant ?

Sa voix était à la fois douce et glaçante, avec un léger accent que le jeune homme n'avait jamais entendu. Il sentit un frisson parcourir sa colonne vertébrale et vit tous les poils de ses bras se dresser dans un bel ensemble.

  • Oh, je ne suis pas vraiment un étranger, même s'il est vrai que j'habite beaucoup plus au nord, près de la cordillère… Je m'appelle Alvajo, je suis photographe…
  • Qu'es-tu venu chercher ici et maintenant ?

Le ton de la jeune fille s'était fait plus menaçant. Pointant son épée vers le jeune homme, elle s'était avancée d'un pas. Alvajo se figea et montra ses mains devant lui, doigts écartés.

  • Ouohh, ouohh, ouohh… ne nous emballons pas… je ne cherche rien de particulier à part faire un beau cliché !
  • Pour quoi faire ?
  • Eh bien, pour faire connaître au monde la vie qu'abrite cet endroit insolite et mystérieux.
  • Il ne faut pas.
  • Euh… mais pourquoi ?
  • Il ne faut pas, c'est tout.
  • OK, OK… je vais m'en aller et je ne publierai pas de photos, promis…
  • Il est trop tard.
  • Comment ça trop tard ? Tu ne vas pas me tuer au moins ?

Alvajo voulait s'enfuir mais ses jambes ressemblaient à deux piliers de pierre. La jeune fille avait continué à avancer lentement. La pointe de son épée touchait à présent la gorge d'Alvajo. Incapable de bouger, il déglutit et ferma les yeux un instant. Il sentit une goutte de sueur perler de son front et descendre le long de l'arête de son nez.

  • Suis-moi…

La jeune fille passa son épée par-dessus son épaule pour la ranger dans son fourreau et se dirigea vers l'escalier secret. Le jeune homme expira un soupir qui en disait long sur son état de soulagement.

  • Je m'appelle Maia. Viens…

Alvajo s'avança d'un pas hésitant pour la suivre. Lorsqu'il était nerveux, Alvajo avait tendance à beaucoup parler. Trop parfois.

  • Enchanté de te rencontrer Maia. Je suis vraiment navré de t'avoir dérangée, mais vois-tu, j'ai été comme « appelé » ici, sans trop savoir ce que j'allais y trouver.

Maia s'arrêta net et se retourna.

  • Quelle sorte d'appel as-tu reçu ?
  • Eh bien, c'était curieux. Un peu comme un rêve qui te reste en tête, tu vois ?
  • As-tu vu un messager ? Qu'as-tu entendu exactement ?
  • Un messager ? Euh, non… c'était un peu comme une obsession. Une voix étrange me disait qu'il fallait que je vienne ici. Tout ce que je voyais autour de moi me donnait des indications, un peu comme les pièces d'un puzzle qu'il fallait que j'assemble absolument sans rien voir de l'image qui était au dos.
  • Pourquoi maintenant ?
  • Eh bien, je pensais arriver plus tôt, mais je me suis perdu alors que la nuit tombait.
  • Non, pourquoi aujourd'hui ?
  • Je ne sais pas…
  • Passe devant.

Maia montrait l'escalier mais Alvajo hésitait.

  • Il fait sombre là-dedans… et ça mène où ?
  • Descend…

Maia détacha un couteau de sa ceinture. Elle appuya la lame contre le cou d'Alvajo.

  • OK, OK, je descends, je descends…

Tandis qu'Alvajo empruntait l'escalier, Maia jeta un dernier regard aux alentours. Elle sentait un nouveau danger approcher. Elle descendit à son tour et l'escalier disparut sous la pierre, qui reprit sa place. Dans la clairière, tout redevint sombre et silencieux.

Alvajo et Maia descendaient lentement. L'escalier était abrupt. Les marches, légèrement luminescentes, étaient grossièrement taillées dans la roche qui luisait également, leur permettant de continuer à avancer sans encombre. Au bas de l'escalier, ils empruntèrent un tunnel qui déboucha sur une petite salle de forme arrondie. Alvajo découvrait les parois ornées de dessins représentatifs des anciennes nations qui avaient vécu ici : un condor, représentant le monde supérieur et spirituel, était gravé tout en haut du mur ; un puma, symbolisant le monde terrestre et physique, était gravé juste en-dessous ; et un serpent, incarnant le monde souterrain et la sagesse ancestrale, s'enroulait sous les pattes du puma. Maia s'approcha de la gravure reptilienne. Elle sortit une amulette accrochée à son cou et la plaqua contre l'œil creux du serpent. La paroi vibra légèrement tandis que les sillons dessinés dans la roche s'illuminèrent, mettant en lumière la fresque dans son ensemble. Un passage secret finit par s'ouvrir. Maia reprit son amulette et fit signe à Alvajo de la suivre.

Le passage commençait déjà à se refermer. Maia avançait vite et Alvajo, plus grand, commençait à avoir du mal à la suivre dans le boyau qui rétrécissait à vue d'œil. Enfin, ils débouchèrent tous les deux dans une immense salle. Alvajo n'en croyait pas ses yeux. Juste derrière lui, il vit que le passage s'était refermé. Il était bel et bien piégé dans cet endroit inconnu et sentait sa bouche s'assécher.

  • Alvajo, je te souhaite la bienvenue.
  • Eh bien, merci. Tu as une drôle de façon d'inviter les gens, tu sais ! On est où ici ?
  • El paso de las estrellas… c'est ainsi que se nomme ce lieu.
  • Le passage des étoiles ? Je le savais ! Je le savais !

Alvajo semblait soudain surexcité et faisait des petits bonds de joie, ce qui eut pour effet de rendre Maia un peu plus nerveuse. Elle le menaça de son couteau.

  • Calme-toi ! Tout de suite !

Alvajo s'arrêta net.

  • Oui, bien sûr, excuse-moi. Mais c'est incroyable ! Je veux tout savoir sur cet endroit ! Et pourquoi tu sembles y vivre aussi… on est sous terre ! Incroyable…
  • Il n'y a pas de quoi être perturbé, je t'assure. Si tu es ici, c'est que tu dois m'aider à réaliser quelque chose.
  • T'aider ? Euh, oui, je veux bien… mais à quoi ?
  • Je ne sais pas. D'abord, nous allons manger. Ensuite, nous parlerons du secret
    d'El Ojo et je verrai à quoi tu pourras bien me servir…
  • OK… manger, je veux bien ; mais j'ai surtout soif en fait. As-tu de l'eau ?
  • Sers-toi.

Maia pointa du doigt une sorte de table en pierre située en retrait.

Alvajo s'approcha et vit une cruche d'eau fraiche. A côté étaient posés des empanadas encore tièdes et une écuelle contenant des fruits frais.

  • Génial ! Merci. J'ai hâte d'écouter ton histoire et de voir comment t'aider.
  • Oui… nous verrons. Peut-être es-tu juste là pour une offrande après tout…

Alvajo faillit s'étouffer, puis il croisa le regard amusé de Maia.

  • Oh, de l'humour… bien, j'aime ça. Mais si tu peux éviter pendant que je mange !

Maia se mit à rire. La pièce renvoya en écho les notes cristallines de ses éclats. Alvajo sourit comme un amoureux qui tombe en pâmoison, éclaboussé d'un bonheur nouveau. En le voyant ainsi, Maia s'arrêta net.

  • Je raconte, tu écoutes… en silence !

Alvajo acquiesça d'un signe de la tête en continuant à manger doucement et sans bruit. Maia débuta son récit.

Il y a un peu plus de 12 000 ans, mon peuple est venu vivre sur une île magnifique située au cœur de l'océan Atlantique. Issue des étoiles, notre civilisation était très avancée par rapport aux peuples terriens disséminés plus à l'est. Un cataclysme inattendu plongea un jour leur société dans le chaos. Leurs infrastructures grandioses s'effondrèrent, et les vagues engloutirent leur paradis insulaire, forçant les survivants à fuir. Beaucoup périrent, submergés par l'océan. En quelques instants, tout fut englouti par ce que l'on nomme aujourd'hui la Fracture de Kane. Aucune trace de mon peuple ne subsista en ce lieu. Une partie d'entre eux put échapper à la tragédie et trouva refuge dans le nord-ouest de l'Afrique, vers l'actuelle Lybie. Les peuples locaux les appelaient Ifran Al'Bahr, ce qui signifie Les Enfants de la Mer. Ils recommencèrent à zéro et introduisirent leurs connaissances et technologies avancées auprès des peuples locaux, marquant ainsi les débuts d'une nouvelle civilisation hybride. Leurs constructions élaborées, semblables aux anciennes cités atlantes, attiraient les regards et stimulaient l'imagination des explorateurs et bâtisseurs de l'époque. Pendant ce temps, d'autres Atlantes furent emportés par les courants marins jusqu'aux côtes argentines. Là, dans un environnement sauvage et imprévisible, ils durent s'adapter et coopérer avec les tribus autochtones. Ensemble, ils fondèrent une société ingénieuse, intégrant les mystères et légendes atlantes dans le folklore local. L'écho de la grandeur de l'Atlantide résonnait à travers le monde. Son héritage avait pris racine sur des terres éloignées. Mes parents me disaient souvent que « même dans la destruction, l'esprit peut s'élever et façonner de nouvelles réalités. » Mes ancêtres étaient Aeloria Nyx, une femme courageuse et sage, réputée pour ses compétences en navigation et en cartographie. Après la Fracture de Kane, c'est elle qui a guidé un groupe de survivants vers la Libye, où elle est devenue une figure respectée et une érudite influente. Elle a épousé Kaelen Thalor, un homme ingénieux et déterminé, expert en technologie atlante. Après quelques années, ils décidèrent tous les deux de retraverser l'atlantique. Ils pensaient retrouver d'autres Atlantes qui, après avoir échappé au désastre, avaient peut-être pu atteindre d'autres côtes à l'ouest. Ainsi, avec quelques compagnons, ils débarquèrent sur les côtes argentines et retrouvèrent certains d'entre eux, qui avaient également partagé certains savoirs avec les peuples autochtones. Mais beaucoup avaient préféré voyager de pays en pays. Après quelques siècles, ils décidèrent qu'il était temps de retourner vers les étoiles. Leur expérience sur Terre n'avait pas été telle qu'ils l'avaient envisagée. Les terriens restaient pour la plupart belliqueux, avides de pouvoir, et peu attachés au vivant, ce qui était à l'opposé du mode de vie de mon peuple. Aeloria et Kaelen se consacrèrent à la construction d'un portail qui les ramènerait vers leur planète d'origine. Mais cette entreprise allait leur prendre énormément de temps du fait notamment du manque de matériaux spécifiques à sa construction. Ils devaient au préalable construire une sorte de communicateur spatio-temporel qui leur permettrait d'entrer en contact avec leurs semblables, situés aux confins de l'univers. Pour cela, ils durent beaucoup voyager afin de recueillir l'ensemble des éléments nécessaires. Le prénom Aeloria est issu de l'ancien mot atlante "Aelos", signifiant "vent" ou "air". Cela allait bien à mon ancêtre qui maîtrisait parfaitement les courants aériens et marins, la navigation et la cartographie. Kaelen était un ingénieur ou un inventeur si tu préfères. Son prénom d'origine atlante dérivé de "Kael", signifie "éclat" ou "lumière". Il a d'ailleurs été comme un phare pour tous les Atlantes encore présents. Tous croyaient en eux et c'est ainsi que, génération après génération, ce lieu fut aménagé et El paso de las estrellas créé dans le but de protéger un artefact d'une puissance inimaginable : El Corazón de la Atlántida (le cœur d'Atlantis). Ce cristal, sauvé du désastre, nous permet, à nous autres descendants d'Atlántida, de contacter nos semblables dans tout l'univers. Mais il détient également le pouvoir de manipuler le temps et l'espace. C'est pourquoi il est caché dans les profondeurs de ce site depuis des millénaires. Les humains ne sont toujours pas prêts et ils ne le seront sans doute jamais. Mon rôle ici est donc de préserver ce site. Mes ancêtres et moi avons dû mettre en place des légendes pour effrayer les curieux. Cela n'a pas toujours marché, mais globalement, nous avons eu peu d'ennuis. La légende des Luz Mala, c'est moi ! »

Maia se remit à rire. Alvajo avait bu ses paroles et restait silencieux, les yeux écarquillés. Il rit à son tour.

  • Les lumières mystérieuses du delta du Paraná, c'est donc toi ? Les Luz Mala, je connais cette légende… Des habitants ont rapporté avoir vu des lumières étranges flottant au-dessus de l'eau. Ils les considéraient comme des esprits errants.
  • Je suis également responsable des histoires de fantômes de Tigre…

La ville de Tigre, située à proximité du delta du Paraná, est connue pour ses histoires de fantômes et ses légendes urbaines. Les habitants racontent des histoires de maisons hantées et de phénomènes paranormaux dans cette région.

  • C'est très malin pour éloigner les curieux. De nombreuses îles du delta du Paraná sont souvent associées à des légendes locales. Certaines îles sont considérées comme maudites ou hantées, et les pêcheurs locaux racontent des histoires de créatures mystérieuses vivant dans les eaux du delta.
  • Oui, mais à présent, les terriens n'ont plus tellement peur de cela et les curieux sont plus nombreux aujourd'hui… Comme toi.
  • Je prenais juste des photos tu sais. J'ai vu le condor planer et je me suis approché, mais je ne venais pas ici spécifiquement pour les mystères de ce site. Cependant, quand j'ai vu le condor s'incliner devant toi, là j'ai été scotché ! Tu peux m'en dire plus à ce sujet ?
  • Peut-être tout à l'heure… d'abord, parle-moi de toi.
  • De moi ? Eh bien, il n'y a pas grand-chose à dire. Je ne suis pas issu d'une lignée aussi impressionnante que la tienne…
  • N'oublie jamais qui tu es et d'où tu viens…
  • Oui, tu as raison. Je me nomme Alvajo Urqu'Pacchas. En langue Quechua, cela signifie "Les Anciens de la Montagne". Mes parents sont morts alors que j'étais encore jeune. La nature qui m'entourait me passionnait et je voulais faire quelque chose pour la protéger en quelque sorte. Je me suis donc mis à la photographier pour la faire connaître et j'ai publié dans des magazines pour ouvrir les yeux des gens sur l'importance du vivant qui nous entoure.
  • Préserver le vivant ne devrait pas être un combat mais la vocation de tous.
  • Oui, je suis bien d'accord…
  • Cette planète est exceptionnelle par la diversité de la vie qu'elle abrite. Mais les humains n'ont pas notre capacité à communiquer avec ceux qu'ils appellent animaux. Certains essayent, mais peu arrivent à comprendre ne serait-ce qu'un peu de leur langage. Quand aux végétaux, c'est pire encore. C'est inconcevable pour mon peuple.
  • Oui, je comprends. Saurai-je un jour communiquer et comprendre comme toi ? As-tu la capacité de m'apprendre ?
  • Peut-être…

Maia fixait intensément Alvajo, comme si elle arrivait à décrypter ses pensées, à entrer en lui pour mieux le connaître. Alvajo lui sourit.

  • C'est comme si ta voix et ta pensée entraient en moi quand tu me parles ou me regardes ; comme si elles résonnaient en moi. Comment fais-tu cela ?
  • C'est pour que tu me comprennes, sinon tout ce que je te dis serait inintelligible.
  • Oh, d'accord.
  • Très bien, Alvajo Urqu'Pacchas. Tu as gagné le droit de rester avec moi. Tu voulais m'aider, tu vas pouvoir le faire !
  • Super ! Merci.
  • Ne me remercie pas. Tes pas t'ont guidé jusqu'ici. Ce n'est pas moi qui t'ai amené. Comme je te l'ai dit, cela doit avoir un sens et nous le découvrirons ensemble.

Maia se leva et se dirigea vers une sorte d'alcôve. Elle posa sa main sur une pierre en relief et un passage s'ouvrit.

  • Suis-moi Alvajo, je vais te faire rencontrer les autres gardiens.
  • Les gardiens ? Euh, OK, j'arrive…

Tandis que le passage se refermait derrière eux, Alvajo et Maia traversèrent différents couloirs assez sombres. Pour Alvajo, cela ressemblait à un labyrinthe. Sans Maia, jamais il ne pourrait retrouver la sortie. De toute façon, il n'avait aucune envie de s'en aller à présent. Il ressentait une attirance presque magnétique pour Maia et espérait rester le plus longtemps possible à ses côtés. De plus, s'il pouvait l'aider en quoi que ce soit, il se disait qu'il serait le plus heureux des hommes. Après vingt bonnes minutes à déambuler dans cet espace obscur, ils arrivèrent à un passage légèrement plus lumineux qui débouchait sur une salle parfaitement éclairée. Sept personnes étaient occupées à observer des écrans ou à prendre des notes. Toutes se retournèrent en même temps à leur arrivée. Maia les salua et leur présenta Alvajo.

  • Alvajo, je te présente ma famille. Voici mes deux frères, ma sœur, mes parents, et mes grands-parents. Nous sommes tous les gardiens de ce site.
  • Enchanté. Vous vivez tous ici ?
  • Oui et non. Nous étions ici pour quelques-unes de vos années. Nous retournons régulièrement sur Atlántida, notamment pour y déposer les échantillons à préserver. Ensuite, une autre famille vient et prend notre place, et ainsi de suite. Mais là, c'est la dernière fois.
  • Dans quel but faites-vous cela et pourquoi est-ce la dernière fois ?
  • Tu as beaucoup de questions… Nous sommes ici pour observer l'évolution de cette planète et de ses habitants. Nous avons essayé de protéger le vivant de ce monde du mieux que nous le pouvions, sans nous faire remarquer des humains, mais c'est de plus en plus difficile depuis qu'ils ont fait évoluer leur technologie. Toute la planète est sous surveillance... Bref, la phase que vous nommez sixième extinction est déjà bien avancée et bientôt, nous n'aurons plus à venir ici, car il n'y aura plus rien à observer à part des hommes en train de s'entretuer et délibérément finir de détruire ce qu'il reste de leur planète. Près de 300 000 espèces se sont éteintes depuis le XVIe siècle, avec une nette accélération depuis le siècle dernier…
  • C'est exactement ce que je dénonce grâce à mes photographies ! Le problème est, à mon sens, que nous n'avons fait qu'observer… n'y a-t-il pas un moyen d'agir vraiment contre tous ceux qui détruisent le vivant ? Etant donné l'avancement de votre civilisation, n'avez-vous donc aucun moyen de passer à l'action ?
  • Tu veux dire, faire preuve de plus d'ingérence ? Nous n'avons pas pour habitude d'agir comme cela. Nous accompagnons les peuples que nous croisons vers la découverte et la compréhension du vivant, mais nous ne prenons pas de décisions qui pourraient entraîner des conséquences directes sur leur vie ou leur environnement. Nous ne sommes que des voyageurs et des observateurs. Nous recueillons la vie et la disséminons dans tout l'univers. Ainsi, nous avons apporté beaucoup déjà à cette planète, qui était un joyau exceptionnel. Grâce à la Terre, nous avons partagé le vivant sur d'autres planètes capables de l'accueillir. Il y a 12 000 ans, lorsque nous sommes arrivés ici, les terriens vivaient une période appartenant à la préhistoire, plus précisément à la fin du Paléolithique supérieur, juste avant le début du Mésolithique. Cette époque fut marquée par la fin de la dernière glaciation et l'essor des premières sociétés humaines pratiquant l'agriculture. Nous leur avons appris à respecter leur terre mère et l'ensemble du vivant qu'elle abritait. Mais de génération en génération, la cupidité s'est développée, nourrissant les guerres. Au nom du pouvoir, les désastres s'enchaînaient. Nous ne pouvions rien y faire. C'était dans la nature des hommes. Leur destin était entre leurs mains.
  • Mais, tous les hommes ne sont pas comme ça ! Il n'est peut-être pas trop tard… la preuve, je suis ici, avec vous, prêt à vous aider.

La grand-mère de Maia prit une sorte de tablette qu'elle présenta à Alvajo.

  • Pose ta main sur cette pierre.

Alvajo s'exécuta. Lorsque sa main toucha la roche, une douce lumière en émana. Alvajo sourit. Maia aussi.

  • Tu n'es pas uniquement terrien, Alvajo. Ceci explique cela…
  • Ouahhh… alors ça, pour une surprise…
  • Tu m'as dit que ton nom signifiait « Les Anciens de la Montagne » ; tes ancêtres ont peut-être accueilli l'un des nôtres il y a longtemps.
  • Mes parents sont toujours restés évasifs sur l'origine de notre famille et j'étais jeune lorsqu'ils sont morts. Mon grand-père était effondré et les a vite rejoints, détruit par le chagrin. Je suis resté seul avec mes questions. Aujourd'hui, vous me redonnez de l'espoir et un but. Laissez-moi vous aider ! Ou plutôt, aidez-moi ! Ensemble, nous pourrions peut-être changer les choses… Il doit bien y avoir d'autres personnes qui, comme moi, ne sont pas complètement terriennes ! Maia, s'il te plait…
  • Il est trop tard. J'ai fait mes adieux au condor. Il sait que nous partons bientôt et que la fin est proche.
  • C'est pour ça qu'il t'a offert son œuf ? Pour que tu le sauves ?
  • Oui. Beaucoup d'espèces ont fait cela depuis très longtemps.
  • Dans ce cas, laisse-moi au moins trouver les autres personnes qui sont comme moi, pour les sauver aussi. Elles seront d'une aide précieuse pour protéger le vivant que vous avez disséminé un peu partout dans l'univers.
  • Le vivant n'a aucun besoin des hommes. Il se suffit à lui-même. Mais je comprends ta démarche. Si tu veux sauver ton espèce, cela nécessite une approche holistique, englobant non seulement la compréhension génétique, mais aussi des mesures sociales, éducatives et culturelles qui seraient à la fois constantes et uniques pour tous. La majorité des comportements humains résultent d'une interaction complexe entre la génétique et l'environnement, pouvant influencer certaines prédispositions, comme la propension à l'agressivité ou à l'empathie. Des facteurs environnementaux tels que l'éducation, les expériences de vie, la culture et les interactions sociales jouent un rôle tout aussi, sinon plus, important dans le développement de ces traits. Il est donc improbable que tu puisses réunir une population génétiquement parfaite qui soit exempte des erreurs humaines. Celles-ci se reproduiront, où que tu les conduises, sauf si tu concentres tes efforts sur la promotion d'environnements et de systèmes éducatifs qui encouragent des valeurs positives telles que l'empathie et la coopération. Le défi pour toi sera donc de trouver des solutions durables qui tiennent compte des interactions entre la croissance démographique, la dégradation environnementale et les enjeux sociaux, pour construire un avenir plus équitable et résilient.
  • Si vous n'avez pas réussi, comment le pourrais-je ? Il n'y a donc aucun espoir…

Les atlantes regardèrent Alvajo avec intérêt. Ils l'observaient mais ne pouvaient faire que cela. Le grand-père finit cependant par lui suggérer quelque chose de plus précis.

  • Déplace-toi sur chaque continent et trouve sur chacun d'eux 200 personnes qui sont comme toi, tout en ayant un code génétique différent. Une fois ce millier d'humains ensemble au même endroit, confie leur quelque chose à faire qui les rassemble et observe-les ; vois s'ils sont ceux que tu espères emmener avec toi.
  • Comment pourrais-je faire cela ?
  • Je vais te confier cette pierre. Sers t'en sans te reposer uniquement sur elle.
  • Et après ? Même si j'y arrive, ils finiront par se faire massacrer par d'autres.
  • Tu trouveras un moyen. Et lorsque le moment sera venu, tu les amèneras ici. Seuls ceux qui répondront aux critères du cristal pourront passer le portail.
  • Et si je me trompe ?
  • Alors tu auras échoué. Mais tu pourras alors te dire que tu auras essayé, tout comme nous, de les accompagner vers quelque chose de mieux.
  • Avez-vous déjà emmené des terriens vers d'autres mondes ?
  • Non. Aucun n'a réussi à passer le portail jusqu'à présent.
  • Qu'est-il advenu d'eux ?
  • Le portail les a pulvérisés dans l'espace.
  • Oh… je vois. Aucun droit à l'erreur donc.

Maia regardait Alvajo intensément.

  • Je vais rester avec lui, dit-elle.

Sa famille la regarda et hocha la tête. Puis ils la serrèrent chacun dans leurs bras avant de s'en aller vers une autre salle. Maia et Alvajo restèrent seuls. Alvajo ne savait pas quoi dire. Il regardait la pierre qui luisait doucement entre ses mains. Un vrombissement se fit entendre. La famille de Maia venait de partir par le portail. Elle referma la porte de pierre.

  • Commençons par remonter, tu veux bien ? Ensemble, nous allons élaborer notre plan d'action. Puis nous entamerons notre quête.

Maia lui souriait, ce qui redonna du baume au cœur d'Alvajo.

  • Merci, lui dit-il simplement avant de la suivre.

Derrière eux, les lumières s'éteignirent automatiquement et tout redevint silencieux.

Quarante ans plus tard, les lumières se rallumèrent pour accueillir près d'un millier d'individus, tous différents par leur aspect et pourtant semblables dans leur cœur. La plupart avaient moins de vingt ans. Hommes, femmes et enfants franchirent le portail en silence. Maia était entrée en premier ; Alvajo avait fermé la marche. Derrière eux, le silence se fit et ne fut plus jamais brisé.

Un tunnel de lumière qui fuse vers un futur plein de promesses, un trajet au travers des étoiles qui les conduit vers la vie dont ils rêvaient, pleine d'amour, de respect du vivant et de béatitude. Alvajo et Maia n'avaient commis aucune erreur. Tous franchirent le portail et arrivèrent de l'autre côté. La première chose qu'ils virent fut un paysage accueillant. L'air était pur et les gens qui vinrent les accueillir étaient souriants et bienveillants. Maia retrouva sa famille. Aucun d'entre eux ne semblait avoir vieilli, contrairement à Alvajo qui, bien que faisant plus jeune que son âge, paraissait plus vieux que les grands-parents de Maia. Il souleva un sourcil interrogatif, ce qui la fit rire. Alvajo ne posait plus de questions. Il accueillait la vie comme elle venait. Maia le prit par la main et le conduisit vers une fontaine. Ils s'assirent sur le rebord. Maia prit de l'eau au creux de ses mains, en but un peu et la passa sur son visage. Elle invita Alvajo à faire de même. L'eau était douce et pure. Lorsqu'il regarda son reflet, il vit son visage rajeunir. Il avait de nouveau vingt ans. Maia l'embrassa et le prit par la main pour le conduire vers leur nouvelle maison.


A très bientôt pour d'autres nouvelles ! 

Sylveen S. Simon - 27 février 2025
Nouvelle - Le Secret d'El Ojo