Fable

Le Singe et les Grenouilles

Le Singe venait régulièrement se promener autour de la mare aux Grenouilles. Lorsqu'il en avait fait le tour, il ramassait une grosse pierre et la jetait le plus loin possible dans la mare. Puis il partait, sans se retourner, tournant le dos au chaos qu'il venait de provoquer.

Les Grenouilles étaient très agacées par la situation et décidèrent de se réunirent pour débattre. Elles subissaient en effet les ondes négatives de ces désastreux lancers et voulaient que cela cesse au plus tôt. Elles ne comprenaient absolument pas pourquoi ce vilain Singe venait les agresser.

Le débat fut houleux. Un groupe de Grenouilles voulait monter un guet-apens afin de noyer cet être abjecte.
D'autres, ne sachant pas pourquoi le Singe faisait cela, préféraient l'approche de la négociation et proposaient que des représentants des Grenouilles soient élus afin de s'ériger en comité d'accueil sur la rive, dans le but de trouver une solution à l'amiable.
Cette dernière offre fut bientôt approuvée, sauvant le Singe, sans qu'il le sache, de la noyade.

Le lendemain, le Comité des Grenouilles attendit l'arrivée du Singe, tandis que toutes les Grenouilles de la mare se massaient derrière le petit groupe de représentants. Ceux-ci se tenaient fièrement dressés, mais quelque peu inquiets quand même.

Soudain, le Singe fit son entrée au détour du chemin qui menait à la mare. Il se promenait comme à son habitude, un bâton l'aidant à marquer son pas flegmatique. Les représentants des Grenouilles commencèrent à l’interpeller.
Le Singe s'arrêta, attentif.
Les Grenouilles, quelque peu agitées, commençaient à croasser, ce qui ne facilita pas l'échange qui commençait.

Le Singe ne bougeait pas. Il semblait écouter, mais nul ne pouvait dire ce qui allait se passer. Qu'allait-il faire ? Rebrousser chemin à tout jamais pour laisser ce lieu tranquille ? Ou se moquer des représentants et leur marcher dessus pour reprendre sa coutumière balade ?

Le Singe s'assit sur son séant et retira ses lunettes noires. Les Grenouilles cessèrent leurs braillements. Le Singe était aveugle ! Jamais elles ne s'en seraient doutées. L'un des représentants des Grenouilles de la mare s'avança dans le silence pesant qui s'était installé et dit au Singe.

- Mais, tu es aveugle !

- En effet, répondit le Singe.

- Cela ne change rien au problème : tu dois cesser tes agressions journalières sur la mare !

- Mes agressions ? Mais de quoi parlez-vous ?

- Je parle des pierres énormes que tu nous jettes chaque jour ! Leurs ondes renversent tout et font peur aux plus sensibles. Nos petits sont terrorisés. C'est invivable !

- Les pierres que... oh ! J'ai compris ! Je n'avais aucune idée de l'effet qu'elles avaient sur vous.

- Mais pourquoi les jettes-tu ?

- Je suis le chamane de mon village et je dois m'assurer que l'eau ne viendra pas à manquer pour ses habitants. Etant aveugle, je lance chaque jour un petit caillou pour me rendre compte que l'eau reste bien présente en quantité suffisante. Rien qu'au son que provoque le caillou lorsqu'il tombe dans la mare, je sais où en est le niveau de l'eau.

Les Grenouilles étaient effarées.

- Mais... pourquoi ne pas nous l'avoir demandé, tout simplement ?

- Je n'y avais pas pensé, dit le Singe en se prenant le menton entre le pouce et l'index d'un air songeur.

Les Grenouilles s'agitèrent et se remirent toutes à parler en même temps, dans une cacophonie épouvantable. La situation, bien qu'un peu clarifiée, ne semblait pas résoudre le problème pour autant.

- C'est incroyable ! Inadmissible ! Mais quel culot ! Tout ça pour ça !... Des petits cailloux a-t-il dit, mais ce sont des pierres énormes ! Oui, de véritables bombes ! Le stress m'a fait perdre mes jolies couleurs...

- Silence ! leur cria soudain le représentant qui s'était avancé pour parler au Singe.
A présent que tu sais, que comptes-tu faire ?

- Ma foi, je peux vous faire confiance je pense. Cette mare, vous la connaissez bien mieux que moi puisque vous y vivez. Et cela ne vous conviendrait guère non plus qu'elle s'assèche, je pense. Aussi, je viendrai chaque jour jusqu'ici et vous me direz vous-même ce qu'il en est du niveau de l'eau. Cela vous convient-il ?

- C'est parfait ! dit le représentant des Grenouilles, aussitôt accompagné par des centaines de croassements tonitruants de joie.

Ainsi cessèrent les hostilités et commença une longue amitié basée sur des échanges bienveillants.

Moralité : les sentiments sont aussi précieux que les gouttes d'eau d'un lac. Un mot jeté, tel un petit caillou, peut meurtrir celui qui le reçoit comme s'il était une pierre énorme. L'incompréhension du ressenti s'installe alors, amenant parfois souffrance et colère au passage, par manque de communication efficace.

Sylveen S. Simon - Fable Le Singe et les Grenouilles (novembre 2019)