Les Contes de Djourah

Chapitre 1

La nuit s'était voilée de sombres nuages, masquant le croissant de lune minuscule au regard des êtres qui foulaient le sol de ce monde silencieux.

Le corps éthéré d'un cerf illumina soudain le cœur de la forêt. La lumière que cette âme dégageait dans la nuit profonde du sous-bois éblouissait l'atmosphère par sa scintillante présence. Il exhalait de cet esprit une généreuse énergie, une grâce héroïque, la force et le courage d'un chef empli de sagesse.

Un écureuil, trop curieux pour être totalement apeuré, s'approcha doucement, se glissant de tronc en tronc, ses minuscules pattes griffues accrochées à l'écorce humide. Il penchait sa petite tête pour mieux apercevoir l'étonnante apparition. Son corps restait dans l'ombre de l'arbre auquel il avait grimpé, comme pour se protéger d'un éventuel regard que cet hôte surprenant aurait pu porter sur lui.

Au pied d'un arbre voisin, un lièvre effarouché s'était figé, ses douces petites pattes reposant sur une grosse racine derrière laquelle il s'était caché. Ses yeux écarquillés semblaient hypnotisés par l'étincelante beauté de la scène qui avait pris vie devant lui.

Le cerf sentait leur présence. Il lança vers eux un souffle d'énergie vitale qui fit briller la mousse tout au long des troncs, illuminant la cachette de ces deux timides invités et ramenant par là-même leurs moustaches en pleine lumière. Les champignons semblaient s'être gorgés de ce souffle magique et ressemblaient à des lanternes que des lucioles auraient prises d'assaut.

Après s'être assuré que l'endroit était sûr, le cerf se dressa sur ses pattes postérieures et agita sa tête en arrière. Ses bois se mirent à pousser et à s'étendre, jusqu'à former de longs cheveux bruns, parcourus de pulsions de lumière. Ses pattes avant fendaient l'air, ses sabots luttant contre un ennemi invisible, tel un boxeur s'entraînant seul sur un ring.

Puis, le changement qui était en train de s'opérer s'accéléra. Le corps du cerf laissa la place à celui d'un homme grand et massif, aux muscles saillants. Les pattes devinrent des jambes robustes et des bras vigoureux. L'homme regardait ses mains puissantes tout en expirant une buée scintillante à chaque respiration, animant son large torse d'une vie jeune et énergique. Les veines de ses bras laissaient courir la même lumière mystérieuse que celle offerte quelques instants plus tôt par le cerf à la nuit environnante.

L'homme fit un premier pas. Ses pieds nus, totalement silencieux, semblaient à peine effleurer la mousse qui recouvrait la futaie. Ce mouvement, pourtant léger, fit déguerpir ses spectateurs. Le lièvre disparut d'un bond dans son profond terrier, aménagé sous les grosses racines de l'arbre où il se trouvait. L'écureuil disparut quant à lui dans les frondaisons où un trou rempli de glands et de pommes de pin l'attendait.

L'homme avança encore, jusqu'à un arbre où s'accrochait une liane qu'il toucha de son index. Celle-ci s'illumina puis se déroula toute seule pour venir se poser dans sa main. L'homme s'en servit alors pour enrouler ses longs cheveux en un énorme chignon à l'arrière de son crâne.

L'homme était totalement nu mais ne semblait pas avoir froid. Il continua sa progression jusqu'au tronc creux d'un chêne-liège, recouvert de mousse et de champignons, devant lequel il s'agenouilla pour ramasser un large morceau d'écorce. A son contact, celle-ci s'étira jusqu'à former une étoffe légère. De fines feuilles se dessinaient à sa surface, où s'entremêlaient des branches et des rosaces. L'homme enveloppa son corps dans le précieux matériau, aussi léger qu'une soierie.

Drapé de cette étrange tunique, il continua sa progression en direction d'une grotte ouverte sur la nuit. A chacun de ses pas, racines et champignons s'illuminaient, ajoutant encore de la magie à sa présence en ces lieux aphasiques. L'homme s'arrêta devant l'entrée de la cavité qu'un rocher de granit semblait vouloir protéger.

L'homme prit le rocher entre ses deux mains immenses et le souleva comme un fétu de paille, avant de le déposer doucement sur le côté. Sa grande taille l'obligea à se plier jusqu'au sol et à avancer sur ses genoux avec l'aide de ses mains.

Fort heureusement pour lui, la grotte s'évasa assez rapidement, lui permettant de se remettre debout. L'homme prit une grande inspiration et souffla longuement devant lui. Les parois de la grotte commencèrent à scintiller faiblement, lui apportant suffisamment de lumière pour qu'il puisse continuer à avancer sans risque de tomber ou de se heurter à un obstacle.

La grotte se séparait à son extrémité en deux tunnels. Celui de gauche était trop petit pour qu'il puisse l'emprunter. L'homme prit donc celui de droite, parfaitement adapté à sa taille. Après quelques minutes de marche, le tunnel déboucha sur une immense cavité au centre de laquelle se trouvaient trois chênes centenaires, posés sur une petite colline. Des dizaines de petites bulles luminescentes, légères et transparentes, flottaient un peu partout, dégageant une atmosphère paisible dans ce lieu hors du temps. Une minuscule source d'eau fraîche laissait entendre son doux clapotis au milieu des pierres plates qui entouraient la butte, offrant un passage aux pas du visiteur.

Contre toute attente, l'homme n'emprunta pas ce chemin et s'assit en tailleur à même le sol. Ses coudes posés sur ses genoux, il attendit, les yeux fermés, son menton posé sur les doigts de ses mains entrecroisées. Sa respiration était calme et profonde. Subrepticement, une bulle finit par s'approcher de lui, jusqu'à entrer en contact avec son front. L'homme la sentit mais ne bougea pas. Deux autres bulles s'approchèrent à leur tour et vinrent se poser sur les bras du visiteur, qui resta totalement immobile.

Comme dans un souffle, une voix mélodieuse, ressemblant aux vibrations d'une harpe, se fit entendre. L'homme écoutait, toujours pétrifié dans sa posture. Il absorbait chacun des sons, faisant résonner en lui leur lumière. Celle-ci dansait à présent sur tout son corps, au rythme des tonalités qui le pénétraient. Cette étrange osmose dura un très long moment. La synergie qui se dégageait dans la grotte devenait palpable.

Soudain, le silence se fit. Les bulles se retirèrent jusqu'aux trois chênes. Le calme du lieu n'avait rien d'oppressant. L'homme ouvrit les yeux, étira ses jambes et ses bras, puis il se remit debout. Relevant le menton, il dit d'une voix sûre et puissante :

- Moi, Làidir, fils d'Azmera et d'Orgayol, je viens solliciter votre aide. Puisse votre sagesse millénaire éclairer mes pensées.

« Approche » répondit l'harmonieuse voix.

Làidir emprunta le chemin de pierre et rejoignit les chênes. A cette courte distance, Làidir les trouva moins imposants et bien moins impressionnants qu'il ne l'avait pensé. Mais il resta concentré sur sa mission. Il reprit plus doucement :

- Mon peuple se meurt. Vous êtes notre seul espoir.

« Qu'attends-tu de nous ? » l'interrogea la voix qui semblait venir des chênes et des bulles à la fois.

- Je ne saurais dire exactement quelle assistance vous saurez nous apporter. Mais ma mère croit en vous et m'a envoyé jusqu'ici car elle est persuadée que vous nous offrirez une solution avant qu'il ne soit trop tard.

« Ta mère croit en nous car elle sait ce que nous avons déjà apporté à votre peuple par le passé. Mais toi, crois-tu en nous ? »

- Ma mère a bercé toute mon enfance des contes de Djourah et j'avoue que ce n'était pour moi qu'un ramassis d'histoires pour endormir les enfants. Aujourd'hui, je suis ici, devant vous, pour solliciter votre appui en tant que chef des forces de défense de Bhaile. Je pense que c'est à vous de me stupéfier en me montrant vos capacités.

« Te voilà bien arrogant pour quelqu'un qui réclame notre aide... »

- Je n'ai juste pas de temps à perdre. Mon peuple meurt pendant que je suis ici à attendre votre bon vouloir. Si vous ne m'êtes d'un quelconque soutien, je n'ai plus qu'à repartir mourir auprès d'eux. Mais je ne resterai pas plus longtemps à tergiverser et palabrer si cela ne mène nulle part.

« Nous avons, par le passé, reçu des chefs de guerre beaucoup plus puissants et bien plus humbles que toi. Ton impétueuse jeunesse semble brouiller ton rapport avec le temps. Sur ce point, nous pouvons t'aider à y voir plus clair et à garder ton calmeCela te permettra d'être moins dans la précipitation et l'agitation et te conduira vers les bonnes décisions. »

Làidir soupira et contint tant bien que mal la rage qui montait en lui. Son ton se fit plus agressif et impatient, ce qui n'échappa pas à son auditoire.

- Garder mon calme et prendre les bonnes décisions ? Non, mais, c'est maintenant que nous avons besoin d'aide ! Bon, laissez-tomber, on va se débrouiller sans vous... Mais si nos enfants nous survivent, les contes de Djourah seront oubliés et remplacés par cette triste histoire, pour leur rappeler qu'ils ne doivent compter que sur eux-mêmes !

Làidir fit demi-tour et s'engagea sur le chemin de pierre pour quitter la grotte. Sous ses pieds, les pierres se mirent à trembler. L'eau s'agita et commença à monter rapidement. Làidir n'avait pas fait deux mètres qu'il fut bientôt bloqué dans sa progression. Il n'avait que deux choix : rebrousser chemin et supplier les trois chênes de l'aider ou continuer à avancer et lutter pour ne pas se noyer. Dans sa tête, il voyait Bhaile assiégée et Djourah dévastée par le feu. Son cœur se serrait en imaginant les siens périr sous les assauts de l'ennemi. Il prit une grande inspiration et plongea dans la source d'eau devenue torrent.

La puissance de sa nage ne lui fut d'aucun secours. Le courant le secoua en tous sens, l'entraînant vers sa fin.

Làidir perdit conscience, tandis que son corps s'enfonçait lentement dans l'eau glacée.

Sylveen S. Simon