Les Contes de Djourah

Chapitre 6

Azmera réveilla Hôlyana. Il était temps de descendre et de se préparer à affronter cette journée, qui pourrait bien être la dernière. Elles passèrent par les cuisines et avalèrent rapidement un petit déjeuner frugal. Elles avaient hâte de retrouver Djaïr et Djourmagh, ainsi que les autres conseillers, pour faire un point sur la situation qui se dégradait d'heure en heure.

A l'intérieur de la citadelle, chacun s'afférait aux derniers préparatifs de défense. Azmera s'approcha de ses conseillers et les salua un à un. Ozmalött était présent et semblait épuisé.

- Où en sommes-nous ? La situation a-t-elle évolué durant la nuit ?

- Hélas Azmera, pas dans le bon sens. Nous avons perdu beaucoup des nôtres aux abords du dernier cercle de protection, car tous n'ont pas eu le temps de se replier pour se mettre à l'abri. Plus rien ne semble bouger à l'extérieur pour le moment. Il règne un silence pesant depuis que l'ennemi s'est volatilisé.

- Comment ça, volatilisé ?

- Oui, enfin... les Prédateurs se sont retirés dans la forêt après leur dernière vague d'assaut, sans doute pour reprendre des forces avant leur prochaine attaque.

- En espérant que ce ne soit pas plutôt pour faire venir des armes encore plus lourdes... Ozmalött, avez-vous des nouvelles de Làidir ?

- Je n'ai pas pu le contacter directement, ce qui signifie qu'il œuvre toujours à la meilleure solution à nous apporter aux côtés des patriarches. Cependant, l'éclairage qu'il m'a été possible de voir tendait vers une voie nouvelle et totalement inédite. Làidir semble avoir fait le choix de la réconciliation et de la fraternité avec les anghônariens.

Les conseillers échangèrent des regards étonnés. Inquiet, Djaïr l'interrogea.

- Comment Làidir pense-t-il nous mener à la victoire en prenant cette voie ? Il est impossible de fraterniser avec les Prédateurs !

- Il n'est point question de victoire, mais plutôt de favoriser les bases d'une paix durable, voire d'instaurer un nouvel ordre. Il est difficile aujourd'hui d'imaginer un autre équilibre que celui que nous avons toujours connu. Nous sommes pour l'heure dans l'ignorance, mais Làidir et les patriarches savent ce qu'ils font. Soyez confiants. Ils nous apporteront très bientôt toute la lumière et chacune de nos questions trouvera sa réponse.

Hôlyana soupira. Azmera plaça sa main sur son épaule pour la réconforter.

- Bientôt, Làidir sera de retour. Avez-vous pu récupérer les dépouilles des nôtres tombés au combat ?

- Oui Azmera, leurs corps ont été ramenés et leurs esprits honorés par les magiciens. Ils pourront, à la prochaine cérémonie, rejoindre les patriarches. Mais pour l'heure, ils manquent de cristaux.

« Si tant est qu'il y ait une prochaine cérémonie... » pensa in petto Azmera. Intérieurement, nombre de conseillers avaient pensé la même chose.

A quelques kilomètres de là, les navettes anghônariennes terminaient leur approche de leur base d'invasion. Elles se posèrent en cercle, dans un immense nuage de poussière, puis ouvrirent dans un bel ensemble les portes de leur soute afin de libérer leurs passagers.

Klauth'k descendit avec la grâce et l'assurance d'un bond de félin, souple et puissant, suivi de sa faction. Ses hommes étaient fin prêts et avaient obtenu les meilleurs résultats aux entraînements. Aussi partaient-ils confiants, tout en restant sur leurs gardes et attentifs à leur mission. Ils étaient conscients que le moindre grain de sable pouvait tout faire capoter.

Les différentes factions se regroupèrent à l'extérieur du camp de base. Les chefs de faction reçurent leurs instructions. Les bataillons de Prédateurs se mirent en marche pour rejoindre la cité de Bhaile. Le rythme soutenu de leurs pas forma une longue colonne de fumée qui s'étira derrière eux, jusqu'à rejoindre les nuages. Comme un mauvais présage, des nuées de corbeaux s'envolèrent à son approche.

Pendant ce temps, dans les sous-sols de Bhaile, les envoûteuses faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour garder les enfants calmes. Mais ceux-ci commençaient à trouver le temps long, loin de leurs parents. Hôlyana venait de les rejoindre pour apporter son aide. Une envoûteuse était en train de leur raconter une version édulcorée des Contes de Djourah, allant jusqu'à donner une image presque idyllique de la dernière bataille. Les jeunes, les yeux écarquillés, imaginaient leurs ancêtres comme des demi-dieux dansant au seuil de la mort.

Hôlyana rejoignit un petit groupe d'adolescents. Visiblement, cette version des Contes de Djourah ne leur plaisait guère. Ils avaient donc préféré s'isoler un peu de la tribu des enfants plus petits qu'eux. Hôlyana leur sourit.

- Les Contes de Djourah ont maintes façons d'être racontés. Cette version doit vous sembler bien épurée, mais elle convient parfaitement aux très jeunes oreilles qui les écoutent. Savez-vous de quoi sont nés les Contes de Djourah ?

Les jeunes échangèrent des regards étonnés.

- Bien sûr ! Des batailles que nos ancêtres ont menées avec succès pour repousser l'ennemi. » répondit l'un d'eux plein d'assurance.

- Certes. Mais d'où est parti ce choix de lutter contre les prédateurs ?

- Il fallait nous défendre et protéger nos régions et nos cités. » répondit un autre.

- Oui, mais avant cela, quelle a été l'histoire ? Quel rôle ont joué les patriarches ? Le savez-vous ?

Les adolescents firent tous non de la tête.

- Souhaitez-vous que je vous raconte ce qui fut au commencement des Contes de Djourah ?

Les visages des jeunes s'illuminèrent à l'idée d'avoir enfin quelque chose d'intéressant à écouter. Tous approuvèrent l'idée. Chacun s'assit en demi-cercle face à Hôlyana, qui commença doucement son récit.

- Ce que je vais vous raconter est réservé aux initiés et à ceux qui débutent leur formation d'enchanteur et d'envoûteuse...

Il y a de cela cinq siècles, le Pays des Monts Verdoyants étendait ses forêts et ses cours d'eau bien au-delà de la douzième mine. Les cérémonies de l'ambre qui étaient organisées par la province de Djourah étaient réputées. Tout Nanouvôth se rendait aux festivités.

Le marché des charmes de Bhaile était le plus notoire et attirait les plus grands magiciens, enchanteurs et envoûteuses. Lorsque les Prédateurs ont débarqué sur Nanouvôth, nous fêtions l'ambre blanc. Ce cristal d'esprit, que les magiciens utilisent lors des cérémonies de transfert de l'âme, était donc présent en très forte quantité et bon nombre de magiciens sur place furent à même de l'utiliser pour nous protéger. Fort heureusement pour nous, l'ennemi était bien mal tombé. Mais il nous fallait cependant de l'aide pour contrer cette invasion et la repousser définitivement.

Khâliöt était alors le protecteur de Djourah. Courageux guerrier d'une quarantaine d'années, il était aussi l'ancêtre d'Orgayol. Les magiciens, dont le grand-père d'Ozmalött faisait partie, choisirent d'envoyer Khâliöt en tant qu'élu auprès des patriarches. C'est à cet instant que sont nés les Contes de Djourah. A partir des pages du manuscrit sacré, uniquement lisibles par les magiciens de premier niveau, ils organisèrent la cérémonie du cristal d'esprit. Khâliöt vit son corps se changer en un fourmillement de particules de lumière puis disparut durant près d'une semaine. Le choix qui avait été proposé par cet élu, envoyé auprès des anciens, était de repousser l'ennemi à tout prix. De le mettre en fuite pour qu'il ne revienne jamais. La solution n'était pas mauvaise en soi. Elle était juste basée sur la personnalité de celui qui, comme Làidir aujourd'hui, a été missionné auprès des patriarches afin de trouver une aide adéquate à notre situation.

L'expérience de Khâliöt et sa force de caractère nous conduisirent tous sur un chemin violent et radical, dont la finalité guerrière et protectrice était guidée par l'urgence de ne plus voir sur Nanouvôth le moindre ennemi. Les batailles furent d'une violence inouïe. Les patriarches avaient accompagné Khâliöt afin de l'épauler et leur aide fut plus que précieuse. Nos pertes furent minimes et les Prédateurs mis en déroute quittèrent Nanouvôth.

Khâliöt fut honoré et les Contes de Djourah furent répandus sous maintes formes dans tout Nanouvôth. Poèmes, chansons, tapisseries... chaque nanouvôthien connaîtrait, pour toutes les générations à venir, ce passage de notre histoire, au travers des Contes de Djourah. Mais vous vous rendez bien compte aujourd'hui que cette solution n'était malheureusement que temporaire. L'ennemi est revenu, encore plus fort et mieux armé. Notre destin repose désormais sur le choix que feront Làidir et les anciens.

- Et vous pensez que si Làidir fait un choix différent de Khâliöt, cela nous sauvera ?

- Oui, je le pense. Làidir est le Chef des forces de défense de Bhaile et il est aussi le fils d'Azmera et d'Orgayol. De plus, il est beaucoup plus jeune que Khâliöt. Son expérience et la manière dont il a été éduqué sont différentes, ainsi que son ressenti vis-à-vis de ce qui s'est passé il y a cinq siècles. Je pense que nous pouvons nous attendre à une solution nouvelle, jamais envisagée.

- Encore faut-il que Làidir revienne à temps !

- Oui... Làidir sera bientôt de retour...

Hôlyana laissa le groupe d'adolescents à ses échanges pleins d'excitation et quitta les sous-sols pour rejoindre son oncle.

Sylveen S. Simon