Textes poétiques

Méditation à 25 000 pieds

Tandis que je prenais place à bord, l'hôtesse indiqua à un passager sa place en classe affaire, située à quelques mètres devant moi. J'avais acheté un billet Premium Economy. J'occupais la place 16L, près du hublot. Seules deux rangées de sièges me séparaient du bar-buffet, auquel je n'allais jamais.

L'airbus A340 en partance de Paris, ayant pour destination l'aéroport international Martinique Aimé Césaire, situé sur le territoire de la commune du Lamentin, à 12 km au sud de Fort-de-France, en Martinique, allait bientôt décoller.

Le vol, d'une durée de 8 heures et 35 minutes me ferait atterrir à 15h12, heure locale. Les 278 sièges étaient loin d'être tous occupés et, à ma grande satisfaction, la place à ma gauche allait rester vide.

L'avion commença à rouler doucement sur le bitume, pour rejoindre la piste de décollage qui lui avait été indiquée par la tour de contrôle. Sur le côté, je vis un homme vêtu de noir, avec un blouson jaune et un casque anti-bruit rouge sur les oreilles, faire des signes en direction du cockpit. Il me faisait penser à Jacques Villeret jouant l'extra-terrestre dans La Soupe Aux Choux avec Louis de Funès.

Le micro crépita et la voix suave du capitaine nous annonça notre départ imminent, ainsi que la température au sol prévue à notre arrivée. Nous allions donc subir une augmentation de 20 degrés entre les deux tarmacs. J'en étais fatigué d'avance... Septembre en Martinique offrait un climat chaud et humide, pas toujours facile à supporter, même pour les natifs de l'île.

L'hôtesse me rappela qu'il me fallait boucler ma ceinture de sécurité, ce que je fis. Comme il était amusant pour moi de penser que c'était surtout pour nous maintenir en place qu'elle était utile, et non en vue d'une quelconque sécurité ! Je souris en continuant à regarder par le hublot.

L'avion tourna sur une autre piste et commença à s'aligner pour le décollage. Nous attendîmes que la tour de contrôle nous donne le go, puis l'avion commença à rouler de plus en plus vite. Nous ressentions les soubresauts de la piste. Soudain, l'avion s'arracha du sol et continua son accélération. Je détestais ce moment. Je n'aurais su dire pourquoi. Sans doute mon cerveau analysait-il le danger potentiel, auquel mon estomac répondait de manière désagréable. On entendit le train d'atterrissage rentrer dans son logement, puis l'avion continua son ascension, avant de bifurquer légèrement. L'aile s'orienta vers le sol, me laissant le loisir d'admirer les parcelles, les maisons, et les grands axes, qui rapetissaient à vue d'œil.

L'avion finit par se stabiliser et le pilote indiqua que nous étions à 25 000 pieds. Il est vrai qu'à cette altitude, l'économie de carburant était conséquente car plus un avion vole haut, moins il consomme. Au moins, le vol s'annonçait-il sans trop de turbulences.

L'hôtesse s'approcha et me proposa une boisson, un magazine puis de regarder un film. Je lui fis un grand sourire tout en déclinant sa dernière proposition. Je préférais m'assoupir un peu pour le moment, histoire de récupérer quelques heures de sommeil. Le magazine n'offrait pas grand-chose à lire. Beaucoup de publicité et très peu de reportages intéressants. Tandis que je buvais mon jus d'abricot, mon regard s'arrêta néanmoins sur un article. Il parlait du poète Alphonse de Lamartine et offrait en illustration de chaque paragraphe des photos magnifiques.

Mon esprit commença à vagabonder, absorbant quelques bribes de ci, de là.

« Le monde est un livre dont chaque pas nous ouvre une page. » Comme c'est joliment dit...

J'aurais aimé être globe-trotter d'ailleurs. Quel beau métier. Photographier la nature, rencontrer des terres vierges et des peuples encore sauvages. Ecrire des articles afin de hurler au monde l'importance de les préserver !

« Il y a des amitiés foudroyantes qui fondent les âmes d'un seul éclair. » C'est vrai. J'ai peu d'amis, mais ceux que j'ai m'ont transformé. En parlant d'éclairs, je vérifie machinalement si le ciel reste bien dégagé. Décidément, les associations d'idées vont à la vitesse du son !

Je commence à bailler. De toute façon, j'allais comme d'habitude subir le décalage horaire, qui ne manquerait pas, surtout au retour, de me changer en zombie durant plusieurs jours.

« Ô temps, suspends ton vol ! Et vous, heures propices, suspendez votre cours ! Laissez-nous savourer les rapides délices des plus beaux de nos jours ! » Certes, mais là, j'ai hâte d'arriver, moi ! A tous les coups, mes genoux et mon dos vont encore se rappeler à mon bon souvenir... je bascule légèrement le dossier de mon siège et je commence à me détendre. J'étends mes jambes devant moi et continue à lire. Cette position semi-allongée finit par avoir rapidement raison de moi.

« Je suis de la couleur de ceux qu'on persécute sans aimer ; sans haïr les drapeaux différents, partout où l'homme souffre, il me voit dans ses rangs. Plus une race humaine est vaincue et flétrie, plus elle m'est sacrée et devient ma patrie. »

A peine le dernier mot de cette merveilleuse tirade lu, mon esprit s'envola, mélangeant les mots, mêlant les paysages...

Mon corps se fit léger comme une plume. Mon âme traversa les nuages et le temps. Me voici dans les cieux, dessinant de mes doigts des fleurs, modelant les nuées en d'étranges animaux. Mon corps est trempé par les milliers de gouttes d'eau issues des cumulus. Jouant les Peter Pan, je salue les astres et fais des cabrioles pour disparaître sous l'épais manteau nuageux. Aucun vertige ; je suis bien.

Je continue à descendre doucement. Je rencontre un banc de poissons d'argent, flottant dans le ciel bleu. Leurs écailles renvoient les rayons du soleil. D'un coup, d'un seul, le banc se disperse et disparaît. Qu'est-ce qui a pu les effrayer ? Un énorme oiseau blanc s'approche derrière moi. Je remonte pour passer au-dessus de lui. Puis je me cale sur sa vitesse pour l'accompagner dans son vol. Plus je m'approche, plus je me rends compte qu'il s'agit en fait d'un avion. Mais... c'est l'avion dans lequel je voyage !

Je m'approche de l'aile droite et remonte vers la place 16L. Et là, c'est le choc. Je me vois assis, en train de sommeiller au travers du hublot. Ma peau noire me laisse cependant une sensation de pâleur et de fatigue, que des cernes marqués accentue. Mon pauvre ami ! Depuis trop longtemps, tu n'es pas rentré pour te ressourcer sur la terre qui t'a vu naître, ni prit le temps de te reposer auprès de tes parents vieillissants, que cette île finira par absorber.

C'est ainsi. Rien n'est éternel. C'est le cycle de la vie. Alors va ! Va courir sur la plage et jouer avec le sable sous tes pieds pour reprendre contact avec tes racines. Va promener ton regard sur les hauteurs et emplir tes poumons de l'air pur de la montagne. Va sentir le parfum enivrant des fleurs et de la vanille. Va écouter le bruit des cascades et admirer le vol des oiseaux. Va embrasser tes parents et les serrer dans tes bras. Leur cueillir les fruits de leur jardin qu'ils n'arrivent plus à attraper. Les avocats sont trop haut perchés et la terre trop basse pour ramasser les autres légumes, plus ou moins laissés à l'abandon. Va leur bricoler des choses utiles à leur quotidien. Ainsi, lorsque tu seras reparti, ils penseront à toi avec joie. Ils sont déjà fiers de toi et de tout ce que tu sais faire. Et tellement heureux lorsque tu leur rends visite ! Alors va ! Aime ! Ici, tu peux rire aux éclats et sourire à la vie.

Et si le soir, au moment d'aller te coucher, tu vois dans la glace tes cheveux devenus blancs toujours plus nombreux, que ton corps te fait mal et que tu es fatigué par la chaleur et les travaux réalisés, songe que ce sont là les plus beaux des moments vrais de ta vie. Aucun masque à porter. Aucun langage forcé à adopter. Aucune attitude stérile à adopter. Ici, tu peux être toi, faire le bien autour de toi et en recevoir autant en retour, tout naturellement, sans rien demander ni attendre.

Nous traversons une zone de nuages épais et je te perds de vue. Je cherche à m'approcher mais l'avion a disparu. Puis je tombe, emporté par un vent contraire. Mon corps subit la gravité terrestre et se rapproche de la surface de l'océan, miroitant sous mon corps. Étonnamment, je n'ai pas peur. Soudain, le banc de poissons d'argent réapparaît et semble vouloir m'accompagner. Ils forment une toile qui m'empêche de m'écraser, puis ils me remontent, dépassant les nuages et finissent par me lancer vers les étoiles.

Je flotte. D'un côté le Soleil, de l'autre la Lune. Et personne pour leur permettre de se parler.
A part moi. Je suis là et comprends que je suis leur messager. Alors, j'explose mon corps pour qu'il forme un pont, composé de milliards de poussières d'étoiles, afin qu'ils se rejoignent et puissent enfin s'aimer.

Une sonnette retentit dans l'avion. L'hôtesse ramasse dans un grand sac ce qu'il convient de jeter. Le pilote nous informe que nous allons bientôt amorcer notre descente. Je me redresse dans mon siège et commence à refermer le magazine, qui était resté ouvert. J'hésite, puis je décide de l'emmener avec moi, dans mon bagage à main. Il m'avait apporté un rêve bien étrange qui avait capté mon attention, et, de ce fait, j'avais envie de le regarder plus en détail.

L'avion atterrit à l'heure. La chaleur et l'humidité me heurtèrent dès ma sortie. Les dix jours à venir allaient être éprouvants, mais j'étais heureux d'être là, même si une certaine nostalgie m'étreignait le cœur. Même si dans un petit coin de ma tête, une petite voix me disait que ce serait peut-être la dernière fois que je pourrais venir. Je chassais ces mauvaises pensées et, à peine la douane passée, je vis ma sœur qui se précipita sur moi pour me serrer dans ses bras un long moment.

Va ! Aime ! Sois heureux et profite de l'instant présent.

Mon cœur s'emplit d'un grand bonheur. Je ne vis pas passer les jours et déjà, il me fallait refaire ma valise pour repartir. Sur la chaise, près de la fenêtre, le chat dormait dans une drôle de position, enroulé et à moitié tordu sur lui-même. En tout et pour tout, j'avais dû le voir moins de 24 heures éveillé durant tout mon séjour ! C'est incroyable le temps qu'il passait à dormir.

Avant de me préparer pour ma dernière nuit, je fis un petit tour dehors pour admirer une dernière fois le paysage sous la lune, que quelques nuages venaient masquer par moments, étendant devant elle des voiles pudiques. Mais les moustiques m'admiraient aussi beaucoup et je dus rentrer assez rapidement avant qu'ils ne m'aiment trop ! Ils avaient bien profité de moi encore ces derniers jours.

Demain, retour vers Paris ; puis lundi, reprise du travail. Tout l'hiver, je porterai dans mon cœur ces moments passés, mes yeux renvoyant les couleurs d'ici, ma peau transpirant les odeurs de l'île, mon âme vagabondant à jamais avec les poissons d'argent qui me reliraient toujours à elle.

Sylveen S. Simon - Fragments d'automne - Méditation à 25 000 pieds
(septembre 2019 - en hommage à un ami très cher)