Nouvelle
Pluie magique de décembre
Le parapluie tomba à terre, sombre ombrelle dégoulinante de ce début d'hiver.
La femme qui le tenait une seconde plus tôt venait de disparaître, évaporée d'un coup de baguette magique, tel un génie rappelé dans sa lampe.
Le phénomène, bien qu'extraordinaire, était passé totalement inaperçu tant la pluie battante détrempait la ville sombre, formant un rideau opaque qui n'invitait pas les badauds à sortir.
Soufflé par le vent, le parapluie s'envola, fétu de paille dans un tourbillon d'ondée froide et grise.
Il ne restait rien de cette scène étrange. La rue, totalement déserte, n'était plus que le tambour de l'orage qui grondait.
Non loin de là, bien au chaud dans la salle d'un restaurant qui servait sans discontinuer de six heures à minuit, un homme se délectait d'un chocolat chaud parfumé à la vanille. La mousse se colla un instant à sa lourde moustache, qu'il prit le temps d'essuyer doucement avec la petite serviette rouge en papier posée près de sa tasse.
Ses longs cheveux épais et totalement blancs rabattus vers l'arrière lui donnaient l'apparence d'un magicien. Son regard gris acier et les vêtements qu'il portait accentuaient son côté mystérieux. Son plastron de velours vert émeraude laissait apparaître quelques broderies d'or. Une épaisse cape rouge, bordée de cuir noir et doublée de satin gris anthracite, était attachée à ses épaules.
L'homme termina son chocolat et observa un instant la rue, au travers de la fenêtre embuée que la pluie venait frapper sans interruption depuis des heures. Le vent renforçait la frappe des gouttes d'eau sur le verre, le martelant avec force.
L'homme se leva puis régla son chocolat au comptoir, laissant au passage un généreux pourboire. La serveuse le gratifia d'un large sourire tout en le remerciant. Puis il avança jusqu'à la porte du restaurant. Il ajusta son plastron et sa large ceinture de cuir noir, agrémentée d'une boucle dorée représentant un ouroboros, dont la tête de dragon était surmontée d'une couronne.
Il s'emmitoufla dans sa large cape, rabattant la lourde capuche jusqu'à ses yeux, puis sortit. La pluie lui sembla moins pénible que le vent froid, qui rappela instantanément à son corps usé qu'il serait temps pour lui de partir s'installer dans un endroit plus paisible et amical.
La porte du restaurant se referma derrière lui, étouffant le son de la musique qui continuait à jouer pour une salle vide de clients et une serveuse en proie à la mélancolie des heures animées. Il tourna à l'angle de la rue et s'enfonça dans une petite ruelle encombrée de poubelles qui débordaient. Les rats y réalisaient leur festin du jour et ne se retournèrent même pas sur son passage.
Au bout de la ruelle sombre, l'homme s'arrêta face au mur et sortit de sous sa cape une sorte de baguette d'une vingtaine de centimètres de long. Quelques secondes plus tard, il avait disparu, ne laissant derrière lui qu'un léger nuage de vapeur, vite dissipé par la pluie.
Au-dessus des toits, la pleine lune admirait sa parfaite rondeur dans les flaques d'eau et brillait de plaisir à l'idée de la fête qui se préparait en son honneur.
L'homme arriva dans une sorte de grand entrepôt où s'affairaient des dizaines d'homoncules. Ils étaient là pour l'aider à préparer la grande fête de la lune et lui faisaient gagner beaucoup de temps. Il était très fier de leur création, tout en finesse. Après tout, il était le plus grand alchimiste de renom que le siècle ait porté.
Il se dirigea vers le fond de l'entrepôt et prit un petit escalier en fer qui le conduisit jusqu'à son bureau. Une femme l'y attendait. Elle était assise sur une chaise qu'elle avait légèrement basculée vers l'arrière. Ses bottes noires et brillantes, réalisées dans un cuir de belle qualité, étaient posées nonchalamment sur le bord du bureau, ses pieds croisés dans une totale désinvolture.
Ses longs cheveux blonds retombaient jusqu'au sol, masquant totalement le dos de la chaise. C'était la femme qui s'était évaporée sous son parapluie. Elle portait une longue tunique blanche volantée aux manches. Son pantalon de cuir noir moulait ses jambes immenses et semblait être sa seconde peau. Son long manteau gris était accroché à la patère, près de la cheminée, afin qu'il sèche un peu.
- Bonsoir très chère. Que lisez-vous ?
- Bonsoir Vycenç. Rien de particulier. Vos notes ne me parlent absolument pas. C'est un véritable charabia pour moi.
La femme se leva de sa chaise, déposant sur le bureau le parchemin de papier épais et jauni, qui s'enroula sur lui-même. A sa base, une épaisse flèche de bronze, avec deux têtes ouvragées vissées l'une à l'autre, retenait le rouleau.
- Que puis-je pour vous, Léna ?
Vycenç se servit un verre de whisky écossais et alla s'asseoir sur le canapé situé au fond du bureau. Léna s'approcha de lui et se pencha pour venir poser ses mains sur les genoux de Vycenç, offrant à sa vue un décolleté plongeant. Vycenç but une gorgée de whisky sans louper une miette du spectacle. Les longs cheveux blonds de Léna auréolaient son visage et formaient un rideau d'intimité entre Vycenç et elle. Tenant son verre de sa main gauche, Vycenç caressa les cheveux de Léna de sa main droite, jouant à les faire onduler sous ses doigts. Léna ne quittait pas Vycenç du regard. Ses yeux d'un bleu profond pétillaient de malice et l'invitaient à venir se baigner dans ce lagon rempli d'amour.
- M'aimer peut-être ?
Vycenç lui sourit.
- A mon âge, cela ne serait pas raisonnable, je pense...
- L'amour n'a jamais été raisonnable...
Léna s'assit à califourchon sur les jambes de Vycenç, lui prit son verre de whisky et le but d'une traite avant de le jeter par-dessus son épaule. Le verre alla se briser contre le bureau, ce qui fit soupirer Vycenç.
Avant même qu'il puisse émettre le moindre mot, Léna l'embrassa fougueusement. Vycenç se laissa emporter par cette déferlante d'émotions. Léna caressait ses cheveux et s'employait à faire naître en lui le désir qui les conduirait enfin à partager tout cet amour qu'elle lui portait secrètement depuis des mois. Leur différence d'âge semblait freiner Vycenç, tandis qu'elle excitait encore plus Léna.
Lui était le vieil iceberg ; elle le feu du volcan qui s'éveille.
Vycenç dégrafa le corsage de Léna et le fit tomber le long de ses épaules puis de ses bras. De ses deux mains pleines de douceur, il caressa son dos, remonta le long de ses épaules pour redescendre jusqu'à ses seins. Léna le bascula sur le côté, son corps totalement allongé sur le sien. Ce soir, elle serait sienne. Cette nuit, il serait à elle.
Durant des heures, ils se découvrirent, prirent possession l'un de l'autre, partageant chacun leur tour le meilleur d'eux-mêmes, s'offrant totalement, corps et âme, le cœur en extase. Au creux de la nuit, Léna plongea son regard dans celui de Vycenç tout en lui caressant le visage de toute la douceur de ses mains.
- Vycenç, ce que nous venons de partager va bien au-delà des convenances de ce monde, n'est-ce pas ? Je ne sais pas s'ils sont nombreux ceux qui pourraient comprendre la puissance de l'amour que nous avons fait naître. Tu es à présent mon jardin secret. Tu fais partie de moi.
- Je sais Léna, je l'ai ressenti. Puis-je te demander ce qui t'a conduite jusqu'à moi ?
- Je ne saurais le dire... il pleuvait beaucoup. Je me suis arrêtée un instant sous cette pluie battante que mon parapluie faisait rebondir tout autour de moi. Cela me faisait rire. Et puis, juste au-dessus de moi, la pluie s'est soudainement arrêtée tandis qu'elle continuait à tomber tout autour. J'ai alors regardé le ciel et entrevu entre deux nuages cette pleine lune magnifique qui semblait ne briller que pour moi. Et ton visage m'est apparu. J'ai ressenti le besoin irrépressible de te rejoindre sur le champ. Et dans l'instant d'après, j'étais dans ton bureau. Je ne savais pas si je rêvais ou si la magie de la vie m'avait enfin touchée de sa grâce. Toujours est-il que je sentais que j'étais à ma place et que je devais t'attendre.
- Alors, tu vas m'aider...
- T'aider à quoi ?
Vycenç se leva et alla chercher sur une étagère une petite fiole qui semblait contenir de l'eau. Puis il recueillit sur Léna et lui-même l'essence d'amour qu'ils avaient partagée et la combina au liquide du flacon. Léna se prit au jeu, tantôt se laissant faire, tantôt aidant Vycenç dans cette étrange récolte. Le liquide se teinta légèrement de rose.
Vycenç demanda à Léna de lui donner un de ses cheveux. Amusée de faire partie des ingrédients de l'alchimiste, celle-ci en arracha un sans hésiter qu'elle lui tendit aussitôt. Vycenç fit entrer le long cheveu blond dans le flacon, puis il y plaça à son tour l'un de ses cheveux, d'un blanc argenté. Le liquide vira au parme. Vycenç sourit et son regard s'éclaira d'un nouvel espoir.
- Habille-toi et suis-moi.
Vycenç et Léna se rhabillèrent à la hâte, enfilant pantalon et bottes, puis descendirent dans la grande salle, où quelques homoncules s'activaient toujours en attendant la relève qui ne saurait tarder.
A moitié torse-nu, Vycenç se dirigea vers une grande table en bois sur laquelle toutes sortes d'objets étaient disposés, certains servant à chauffer, d'autres à refroidir, d'autres encore à découper, étaler, mélanger.
Un pilon en or était posé dans une coupe haute en cuivre, ornée de symboles en bronze. De petites fioles en verre, parfaitement alignées, contenaient toutes sortes de poudres. Leur couvercle en étain était marqué de lettres désignant leur catégorie et une étiquette apposée sur le devant permettait d'identifier rapidement leur contenu. Des pochons de toile, fermés par de fines cordelettes, renfermaient d'autres trésors tantôt végétaux, tantôt minéraux, que Vycenç préleva avec soin.
Non loin de la table, la cheminée offrait sa chaleur généreuse. Une petite niche à sa droite servait de four aux pratiques alchimiques de Vycenç.
- Léna, peux-tu me tenir ce réceptacle dans tes mains, s'il te plaît ?
- Bien sûr.
Léna plaça au creux de ses deux mains le récipient de bois. Sa chaleur corporelle sembla animer l'objet d'une vie bienveillante. Vycenç y déposa le précieux liquide de la fiole et y ajouta les ingrédients qu'il avait choisis. Ils eurent pour effet de colorer le fluide, le faisant virer du parme au violet profond.
A l'aide d'une spatule en or ouvragée, il procéda au mélange des différentes poudres qui flottaient encore à sa surface, jusqu'à ce que celles-ci soient totalement absorbées par le liquide. Puis il reprit le petit bol et alla le placer dans la niche chaude près de la cheminée.
Léna observait Vycenç avec émerveillement, comme une jeune fille peut regarder un roi. Vycenç se dirigea vers une petite bibliothèque de laquelle il sortit un vieux grimoire. Sa couverture de cuir, entretenue avec soin, semblait néanmoins avoir des centaines d'années. Il chercha un texte précis, tournant délicatement chaque page de papier vélin. Lorsqu'il trouva ce qu'il cherchait, il retourna chercher le récipient, dont le liquide était à présent à la température souhaitée. Tout en psalmodiant des mots incompréhensibles pour Léna, Vycenç transvasa le fluide magique dans la fiole, qu'il ferma d'un bouchon de liège épais avant de le recouvrir d'une cire d'un rouge profond.
- J'ai terminé. Je dois me rendre sur le Mont aux Enchanteurs. Veux-tu m'accompagner ?
- Avec plaisir, Vycenç.
Ils remontèrent dans le bureau afin de finir de s'habiller correctement et d'y prendre leurs manteaux. Vycenç plaça la fiole dans son plastron, à l'intérieur d'une petite poche prévue à cet effet. Ils se dirigèrent ensuite vers la grange adjacente à la maison où les attendait Hector, immense cheval à la robe d'un blanc immaculé, aux sabots clairs et aux yeux bleus. Sa longue crinière blanche retombait sur le côté, accentuant la douceur de sa blancheur exceptionnelle.
Vycenç sella Hector tout en lui parlant doucement, puis il saisit Léna par la taille et la souleva afin qu'elle puisse s'installer confortablement. Vycenç mit son pied dans l'étrier d'argent et s'installa à son tour derrière Léna. Il saisit les rênes et prit le chemin du Mont aux Enchanteurs. Plus ils se rapprochaient, plus la lune semblait grandir, plus brillante que jamais. La pluie avait cessé, mais le chemin était détrempé, laissant les jambes d'Hector s'enfoncer dans la boue sur une dizaine de centimètres de hauteur.
Le Mont aux Enchanteurs était désert. Seul un hululement répétitif venait rompre le silence qui enveloppait les lieux. Les deux cavaliers mirent pied à terre. Les arbres décharnés rendaient le site bien plus hostile qu'il ne l'était, leurs branches noueuses semblant vouloir déchirer la nuit et tous les êtres à leur portée. Vycenç prit la main de Léna et la conduisit au centre du tertre, entouré de grosses pierres polies par le temps. Hector n'était pas nerveux et resta calmement à les attendre.
La lune, éclatante, semblait leur sourire. La grande fête de la lune allait débuter ici et maintenant avec, cette année, un présent d'exception. Cela faisait si longtemps qu'elle attendait que l'alchimiste arrive à ses fins. Depuis la colline, le lac en contrebas lui servait de miroir et reflétait son impatience.
Vycenç sortit la fiole et la décacheta. Puis il serra Léna tout contre lui et lui tendit le flacon.
- Ouvre-le...
Léna, dont le regard s'était agrandi à l'écoute de cette demande, lui renvoya tout son amour au travers d'un rayon de lune. Elle prit le flacon dans ses mains et entreprit de retirer délicatement le bouchon de liège, afin de ne pas risquer de renverser le précieux liquide.
Lorsque la fiole fut ouverte, des volutes pourpres s'en échappèrent, dessinant dans le ciel étoilé le canevas d'une magie complexe enfin redécouverte. La lune sembla s'en nourrir, offrant aux deux amoureux la vision du chemin qui les attendait. Tout autour d'eux, les arbres frémirent, laissant naître par centaines de jeunes feuilles d'un vert tendre, qui ne manquèrent pas d'intéresser Hector.
Le temps semblait s'accélérer pour tout ce qui les entourait, tandis qu'ils se délectaient de vivre tranquillement cet incroyable présent que la lune leur offrait. Leurs cœurs battaient à l'unisson, donnant à cette nuit de fête le rythme de l'amour.
A l'aide d'un sifflet étrange, Vycenç envoya un signal aux homoncules qu'eux-seuls étaient à même d'entendre. Ils attendaient impatiemment le début des festivités pour lesquelles ils avaient tant œuvré. Les homoncules sortirent de la maison un immense chaudron rempli d'un sombre liquide.
A peine celui-ci fut il en contact avec les rayons de la lune que des milliers de bulles se formèrent à sa surface, prenant leur envol, remplissant la nuit de reflets irisés.
Depuis le Mont aux Enchanteurs, Vycenç et Léna virent la colonne de bulles s'élever, jusqu'à englober totalement la ville, puis les champs alentours et enfin tout l'espace à perte de vue.
Durant les heures qui suivirent, la lune se para de mille éclats, faisant retomber des milliards de particules d'amour sur l'ensemble de la planète. Dans leur sommeil, des êtres vécurent un rêve éveillé tandis que d'autres restaient béatement endormis, bercés de songes étoilés.
Au petit matin, la lune contentée sourit une dernière fois aux amoureux avant de disparaître dans les draps de l'univers. Ce qui lui avait été offert ce soir allait lui permettre, pour les siècles à venir, d'illuminer les nuits des amoureux et d'éclairer avec bienveillance le chemin des égarés.
Le soleil alluma son premier rayon, éclairant la colline reverdie. Vycenç déposa un tendre baiser sur les lèvres entrouvertes de Léna. Le soleil illuminait ses cheveux, formant une cascade d'or autour de son visage éthéré.
Lorsque leurs lèvres se séparèrent, le regard de Léna s'agrandit à nouveau, totalement ébahie par ce qu'elle voyait. Vycenç y découvrit son reflet. La lune lui avait offert une nouvelle jeunesse dont il était prêt à profiter pleinement aux côtés de Léna.
Léna caressa les cheveux de Vycenç où l'argent avait laissé place au roux cuivré, accentuant la profondeur mystérieuse de ses yeux gris qui semblaient s'être animés d'une nouvelle flamme.
- Tu es vraiment le meilleur alchimiste que cette planète a eu l'honneur de porter.
- Léna, la plus grande alchimie qui soit est celle de l'amour. Ce qui s'est produit ce soir n'aurait pas eu lieu sans toi.
- Elle n'aurait pas eu lieu sans nous. » lui souffla Léna.
Après un dernier baiser, ils
décidèrent de rentrer. Les homoncules accueillirent joyeusement leur retour.
Tous partagèrent un repas chaud bien mérité, autour de la table de la cuisine
décorée pour l'occasion. Ils se délectèrent du velouté de champignons
agrémentés de croûtons de pain à l'ail, dont les effluves emplissaient la pièce.
Les plats suivants furent engloutis à leur tour par tous ces estomacs affamés :
- patates douces frites dans une huile d'olive parfumée au thym et au laurier...
dévorées !
- châtaignes rôties au miel et au jus de pomme... entièrement consommées !
- potirons farcis de navets et de carottes dorées au four... disparus !
Lorsque la ville commença à s'animer, ses habitants diffusaient tout autour d'eux une bienveillante attention. Beaucoup vinrent féliciter l'alchimiste et l'invitèrent avec Léna à venir prochainement partager un repas.
Plus belle et lumineuse, la vie avait repris son cours. Chacun la dégustait, la désirait dans une nouvelle répartition de bonheurs retrouvés entre amis. Vycenç et Léna accueillirent bientôt dans leur foyer les fruits de leur amour : une petite fille et un petit garçon, tous les deux blonds comme les blés au soleil et au regard d'un gris profond et mystérieux comme la lune. Ils commenceraient bientôt à les former, assurant ainsi de futurs alchimistes à la planète.
Pour l'heure, ils profitaient tous ensemble de la vie et de chaque moment présent.
Ils avaient tout le temps.
A très bientôt pour d'autres nouvelles !
J'espère que ce conte vous aura fait voyager.
Sylveen S. Simon - Décembre 2019
Nouvelle - Pluie magique de décembre