Textes poétiques

Un midi en terrasse

J'entre dans le café. Je lance un grand « bonjour » à la cantonade. J'entends quelques « bonjour » en retour. Normal, c'est un routier. Les gens ici savent encore se parler, se sourire aussi parfois, malgré le travail qui les accable.

Par habitude, je me dirige directement vers la terrasse. Il fait beau en ce premier jour d'automne, alors autant en profiter !

Je suis seule ce midi pour déjeuner, mes collègues étant soit en vacances, soit en télétravail, soit occupés par ailleurs. Je m'installe donc à la petite table pour deux, parfaite pour ne faire face qu'à moi-même. Dos au soleil, je sens sur ma veste la douceur des rayons du soleil. Les températures ayant commencé à bien diminuer et le vent de nord-est ayant décidé de nous rappeler que l'été était fini, je décide de la conserver. Mon visage n'en bénéficiant pas, c'est avec les joues fraîches que je passe ma commande.

Je décide de prendre mon temps. Donc, une fois n'est pas coutume, ce sera entrée - plat - dessert pour la p'tite dame ! La carafe d'eau est à bonne température. Parfait, je commence à me détendre. Le clapotis de l'eau qui s'écoule dans la fontaine à ma droite me parvient. Elle est assaillie de moineaux qui pépient et s'éclaboussent joyeusement.

J'observe sur ma gauche le rosier qui semble tout donner pour que ses deux dernières roses tiennent encore le coup quelques heures. Le soleil joue à ombre perchée sur les pétales et les feuilles, dont les couleurs me ravissent l'œil. Plus loin, un pommier rabougri menace de laisser choir ses fruits sur la tête des clients installés à la table juste en-dessous.

Comme d'habitude, le service est rapide. Mon entrée est déjà là. Je commence à manger et je pense à reposer ma fourchette entre chaque bouchée, que je fais durer le plus possible. Il fait vraiment très beau. Je lève le menton pour admirer le ciel d'un bleu pur, sans le moindre nuage. Un avion d'un blanc éclatant survole sans bruit notre monde de fourmis. Un moineau vient se poser sur le bord de ma table. Il penche sa petite tête pour mieux me regarder. Ses petits yeux noirs sont très attentifs et repèrent l'arrivée de la serveuse. Il s'envole, emportant avec lui une partie de mon âme.

Très efficace, la serveuse retire mon assiette d'entrée et la remplace par celle de mon plat. Comme d'habitude, toujours trop copieux. Cela m'agace car mon éducation fait que je déteste gâcher la moindre nourriture et que je me force à terminer. L'avantage, c'est que je ne mange qu'un yaourt le soir, ce qui me permet d'équilibrer un peu mais aussi de me consacrer à mes activités.

Le rush commence... dépassé 12h15, les salles se remplissent. Celle au bar accueille les plus pressés qui déjeunent sur le pouce, accompagnant souvent leur repas de bière ou de vin. La salle du milieu reste vide l'été, tellement il y fait chaud, et est très bruyante l'hiver, tout le monde jacassant comme s'il était seul. Mais là, les premiers frileux commencent à s'y réinstaller. La troisième salle en enfilade, ouverte sur la terrasse, est un bon compromis pour ceux qui hésitent car elle offre un abri tout en étant ouverte sur la terrasse. Quant à la terrasse, elle fait encore des heureux et est presque pleine à présent.

Un couple arriva pour s'installer à la table près de moi, dernière disponible. L'emplacement ne semble pas convenir à la dame. Le monsieur me jette un regard timide accompagné d'un faible bonjour, auquel je réponds avec un grand sourire. Ils s'installent, la dame visiblement agacée. Elle sort de son sac son paquet de cigarettes et allume aussitôt sa pipette à cancer.

Encore une fumeuse qui, comme la majorité, ont pour habitude détestable d'imposer aux autres un poison dont ils ne veulent pas, allumant, sans rien demander, leur cigarette nauséabonde. Par chance, le vent contraire me permet d'y échapper. Rien ne semble lui convenir. Le rosier est trop près. Le soleil trop fort malgré ses énormes lunettes de soleil d'un noir profond. Le vent trop frais. La table trop proche de l'entrée. Les insectes et les oiseaux trop présents... Je respire profondément et bois un peu d'eau. Je rêvasse à un futur où les fumeurs commanderont à la serveuse une cloche qu'ils poseront sur leur tête, un énorme tuyau filtrant au-dessus leurs émanations.

Les clients de la table sous le pommier ont terminé et se lèvent à présent pour partir régler leur note à l'entrée. La fumeuse en profite et bondit de sa chaise, attrapant au passage son énorme sac à main.
Elle se dirige vers leur table, lançant à son compagnon un « viens, on sera mieux ici ». Celui-ci se lève, bon gré mal gré, pour la rejoindre et me sourit en me faisant une moue de contrainte. Je lui souhaite un bon appétit et je continue mon observation. Intérieurement, il est vrai que je le plains. Encore ma foutue empathie qui m'a fait ressentir son malaise.

Plus loin, vers le fond de la terrasse, je repère des tables bruyantes, avec des collègues venus en groupe, incapables de se détacher de leur travail. Drôle, on dirait une réunion en plein air ! Ils ne semblent pas se rendre compte que tout le monde peut profiter de leurs conversations et se rendre compte de leur suffisance vis-à-vis d'autres collègues, bien évidemment absents.

Mon regard se pose à nouveau sur le couple qui s'est déplacé sous le pommier. La femme n'arrête pas de parler et d'agiter sa main, toujours avec sa cigarette entre ses doigts, dans un geste qu'elle estime sans doute glamour. Son rouge à lèvre, qui aurait fait pâlir un coquelicot, a marqué l'embout de sa cigarette d'une auréole.

Mes yeux sourient. Je regarde les pommes au-dessus de sa tête. J'imagine l'une d'elles qui se joint à son compagnon pour la faire taire. Soudain, comme autorisée par ma pensée à passer à l'action, une pomme se détache et tombe sur la table, passant à quelques centimètres de sa tête. La femme hurle et commence à faire un scandale. Son compagnon essaie désespérément de la calmer en lui rappelant que la pomme ne l'a pas touchée. La serveuse se précipite et leur propose de s'installer dans la troisième salle. En passant près de ma table, l'homme a également les yeux qui pétillent, tout comme moi. J'attends qu'ils soient passés pour tourner et la tête et sourire de cette coïncidence malicieuse, libérant dans un souffle un léger rire inaudible, aussitôt emporté par le vent.

Cela m'arrive souvent. A croire que j'ai des antennes comme me disent mes amis.

Mon dessert arrive. Une salade de fruits, histoire de faire couler tout ça.

Un deuxième avion traverse le ciel, plus bruyant celui-là. Son sifflement semble vouloir imposer le silence sur la terrasse bondée où règne une agitation verbale assez intense. Mais rien n'y fait.

Une guêpe semble s'intéresser au sirop de ma salade de fruits. Je repousse la coupe vide vers le milieu de la table et l'observe un instant. Son corps jaune rayé de noir capte mon attention. J'admire la forme racée de son corps. Une vraie taille de guêpe ! La danse de ses ailes et les mouvements de ses antennes sont captivants. Tout occupée à son festin, elle semble en transe et avide de sucre, au point d'en oublier ma présence.

La fumée d'une cigarette me parvient d'une autre table. Il est temps pour moi de déguerpir. Aucun rapport entre déguerpir et guêpe, mais je m'amuse de ces deux mots en pensant « salut la guêpe, je déguerpis ». On s'amuse comme on peut ! Et mon esprit étant toujours à vouloir partir comme une flèche ou frapper comme l'éclair, je m'en arrange au quotidien, jour et nuit.

Me voilà à la caisse pour régler mon repas. Pour une fois, le garçon n'hésite pas sur la monnaie à me rendre. Il faut dire que je lui ai facilité la vie en cherchant les centimes.

Cinquante minutes ont passé depuis mon arrivée. Je rejoins mon travail en suivant la petite allée en sens inverse. Les feuillages des arbres, laissés à l'abandon, envahissent le trottoir et m'obligent à me courber. Derrière le portail vert, une maison délabrée me regarde tristement passer. Elle qui avait dû contenir la vie était désormais une ruine isolée. Un peu plus loin, la femme aux chiens allait faire son tour. Accompagnée de ses sept compagnons à quatre pattes, elle semblait toujours lutter contre les laisses qui s'emmêlaient et leur parlait, ou les réprimandait. Ses vêtements usés avaient pris l'odeur des chiens, dont l'âge variait sur une dizaine d'années, le plus jeune ayant moins d'un an et le plus âgé plus de dix. Je lui dis bonjour en passant, mais son regard de vieille femme semblait perdu dans un temps ancien et comme assez souvent, elle ne me répondit pas tout de suite. Le temps que son cerveau analyse la situation je l'avais déjà dépassée d'un bon mètre quand elle me renvoya son bonjour.

Je souris. L'âge amène à plus de lenteur tout comme la sagesse conduit à plus de bonheur. Une citation d'Héraclite me revient en mémoire : « La sagesse est une seule chose qui consiste à connaître la pensée par laquelle toutes choses sont dirigées par toutes choses. » Eh bien, ça en fait des choses !

Sur ce, je vous laisse méditer là-dessus et retourne au travail. Quel horrible mot ! Travail ! Il y a de quoi reculer, forcément, lorsque l'on connaît l'origine de ce mot et la notion de souffrance qu'il représente ? Tripalium !!! Instrument de torture utilisé à l'origine pour dompter les esclaves jugés trop paresseux... Pour en savoir plus, je vous conseille cette lecture, très agréable vous verrez : cliquer ici.

Après, si vous estimez que votre chef joue les bourreaux, vous pourrez toujours lui envoyer l'article en attendant le week-end, ou vos prochaines vacances, ou une prochaine mission plus enrichissante dans un autre service ou une autre entreprise. D'ailleurs, pour motiver vos collègues qui traversent une mauvaise passe, faites comme moi : ne leur dites pas « bon courage » mais souhaitez-leur plutôt une « bonne journée » ou un « bon après-midi ». Le travail leur paraîtra un chouille plus léger ^^

Sylveen S. Simon - Fragments d'automne - l'été indien
(septembre 2019)