Textes poétiques
Un monde en mouvement
Le ciel bleu pale, zébré de rose et de gris, offrait par endroits quelques nuages d'altitude à mon regard admiratif. Rêveuse, j'observais le vol des oiseaux qui, déjà en cette heure matinale, parcouraient la vaste nature qui s'étendait autour d'eux. Au loin, des avions marquaient le ciel de traits rectilignes, comètes technologiques habitées en partance pour de lointaines destinations.
Face à moi, le chantier venait de reprendre vie. Les grues s'animaient, déposant ça et là en des mouvements lents et précis, d'imposants blocs de matériaux. Elles déplaçaient avec une déconcertante facilité d'énormes escaliers. Préalablement moulés dans un béton terne et gris, cette dernière danse aérienne les rendait presque gracieux, avant de les ancrer à tout jamais dans la construction à laquelle ils étaient destinés.
Une personne à vélo parcourut la petite rue, désormais en sens unique en attendant la fin des travaux. A son extrémité, l'avenue commençait à peine à accueillir les premiers automobilistes matinaux qui bientôt ne manqueraient pas de se klaxonner et de s'énerver dans les embouteillages. Le soleil se leva enfin au-dessus des bâtiments de onze étages, éclairant froidement ce début de journée d'hiver.
Neuf heures. Il était temps pour moi de débarrasser mon petit déjeuner et d'entrer à mon tour dans le mouvement du jour, sans urgence ni précipitation. Après tout, c'était dimanche. Le métronome de ma vie pouvait bien ralentir un peu. Ma boussole interne était au beau fixe, pointant sur « loisirs en famille ».
En attendant que mon fils se lève, j'écoutais doucement les quatre saisons de Vivaldi. Combien de fois ces merveilleuses notes avaient-elles accompagné ma vie ? Empreinte de la magie des saisons, cette œuvre magnifique enchantait toujours autant mon être. Je me souvenais de la première fois où mon père m'avait fait découvrir ce chef d'œuvre. Saison par saison, il m'expliquait le rôle de chaque instrument pour identifier la pluie, le vent, l'orage, la chaleur écrasante, ... Ces images étaient restées gravées dans mon esprit, marquant à jamais mon âme de ce moment de bonheur.
Le printemps, rempli de joie et de gaieté, fait chanter oiseaux et ruisseaux. Puis l'orage gronde avant de laisser la place aux fleurs et au berger qui s'endort en plein champ auprès de son chien. Puis vient l'été, écrasé de chaleur, bientôt balayé par les bourrasques et les éclairs, affolant frelons et mouches, couchant les épis de blé. L'automne arrive enfin, annonçant les récoltes, puis un repos bien mérité pour les paysans. Les chasseurs rassemblent leurs chiens et sonnent bientôt l'hallali. Et enfin, l'hiver s'installe, nous faisant frissonner. Vent et pluie se déchaînent.
On dit qu'une œuvre n'existe que dans le présent. Celle-ci est restée dans mon cœur, comme un point de repère dans ce monde en mouvement. Elle est pour moi un présent qui perdure et auquel je me réfère quand je le souhaite. Des notes écrites au XVIIIè siècle et toujours jeunes et bien vivantes, m'amenant à fredonner la mélodie, à marquer les temps de mon pied et à animer le tempo de ma main.
Le timbre des instruments me rend toujours profondément sensible aux mouvements de la nature. L'harmonie des accords me transporte au cœur de chaque saison. Cette musique ne cessera jamais de m'étonner et de ravir tous mes sens, avec l'image de mon père en filigrane qui me guide et m'incite à libérer mon imagination.
Il faut savoir que Vivaldi avait écrit des sonnets pour décrire chacune des saisons, et que des peintures l'avaient également inspiré. La musique est-elle née des mots et des couleurs ou est-ce l'inverse ? Les mots et leur profonde musicalité ; les taches de couleurs qui me fascinent et qui dansent sur la musique qui me parle. Tout est lié dans ce monde en mouvement.
En l'espace de quelques instants, la mesure du temps qui passe s'efface. Chaque saison redevient mon présent, chaque concerto fait partie de moi. L'artiste dessine, peint, écrit des notes ou des mots. Ensemble majestueux, coloré, dansant et sentimental. J'honore ce génie !
Dire qu'après avoir soulevé tant d'enthousiasme et inspiré tant de choses, cet immense compositeur a été enterré dans le plus grand dénuement et que l'emplacement même de sa tombe a été perdu. Quelle tristesse...
Me voilà une nouvelle fois arrivée à la fin de ces quatre concertos d'exception qui ont tant de fois rythmé ma vie et qui continueront encore et encore à m'émerveiller. De nouvelles images viendront se greffer sur celles de souvenirs plus anciens. Des moments de joie et de tendresse, mais aussi des phases d'émoi qui étreignent le cœur et qu'il faudra canaliser, accepter comme faisant partie du mouvement.
Adoucir certaines lignes, recolorer ce qui commence à s'effacer, et repeindre le moment présent. Accompagner mon fils et lui transmettre à mon tour ce trésor, pour qu'il illumine et enrichisse son être et son quotidien, pour tous ses présents à venir.
Sylveen S. Simon - Brisures hivernales - Un monde en
mouvement
(Janvier 2020)