Une bouffée d'oxygène

Voici qu'arrivent les premiers jours de l'été 2020.

Nous sommes des milliers à attendre que l'on nous emporte.

2 292 très exactement...

Dragonniers de Madagascar, Bananiers des Canaries, Dattiers du Mékong, Caoutchoucs, Pothos, Arecas et autres Palmiers, Makoyanas, Philodendrons, Pachiras, Kentias, Cordylines, Châtaigniers de Guyane, Yuccas géants, Sheffleras, Ficus, Crotons, et bien d'autres sont là, avec moi. Je suis une Sensitive et je soupçonne qu'un événement exceptionnel nous attend de l'autre côté des portes qui nous font face...

Je déteste que l'on touche mes feuilles... je me referme sur moi-même, attendant que s'arrête ce déplacement aérien incongru qui fait de moi une déracinée.

Me voici installée au premier rang, posée sur un siège de velours rouge, dont l'usage voudrait qu'un humain soit installé à ma place, face à cette remarquable scène catalane.

Mais aujourd'hui n'est pas un jour ordinaire.

Aujourd'hui, lundi 22 juin 2020, le Grand théâtre du Liceu va donner son premier concert depuis le grand confinement des humains.

Près de moi se trouve un Figuier Lyre. Je ressens sa joie immense car, tout comme moi, il adore la musique classique. Cela nous détend, dans tous les sens du terme. Je déroule chacune de mes feuilles et m'ouvre à ce qui m'entoure. Dans la salle de concert, une plante verte est installée sur chacun des sièges. Nous sommes 2 292 privilégiées qui allons vivre et ressentir un moment extraordinaire autant qu'inattendu.

Voilà trois mois que les lieux sont plongés dans un silence rempli d'étonnement. Et nous voici... Un émerveillement parcoure nos racines et nos tiges. Une explosion d'émotions remplit les lieux. La salle revit au travers des notes de musique qui caressent nos feuilles, dont les verts tranchent avec le rouge et l'or de ce décor grandiose.

Nous assistons à un concert du Quatuor UceLi. Les musiciens interprètent Crisantemi, un quatuor de Puccini. Comme un hommage à la Nature qui nous a rapprochés. Un espoir en un avenir meilleur pour tous les êtres vivants que nous sommes.

C'est là l'idée de l'artiste Eugenio Ampudia, qui souhaite remercier à sa manière le personnel soignant de l'hôpital public de Barcelone, à qui nous serons offerts tout à l'heure.

Le concert se termine... L'émotion est palpable dans cette salle où notre acclamation silencieuse assourdit l'écho du public virtualisé.

Mes amis et moi partons à présent pour rejoindre celles et ceux qui se sont très rudement battus depuis des mois pour sauver leurs prochains. Chacun de nous leur apportera une lueur verte dans leur univers opalin, une bouffée d'oxygène autant qu'une espérance face à la pollution de l'air qui revient déjà...

Oh, bien sûr, cela n'effacera pas ces semaines difficiles, ponctuées d'angoisse et de désespoir, mais nous respirerons ensemble. Nous absorberons autant que possible peine et fatigue dans nos feuilles, et rejetterons l'espoir éthéré et la sérénité, pour que poussent les sourires dans chacune des pièces où nous nous trouverons.

Puisse la Nature refleurir le cœur de tous les humains.